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Laïcité et inégalité: l'hypocrisie française

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris

Libération, mardi 16 juin 2015

En matière de religions, comme dans bien d'autres domaines, chaque pays aime se mettre en scène dans de grands récits nationaux, qui sont certes indispensables pour donner du sens à notre destinée collective, mais qui trop souvent servent surtout à masquer nos hypocrisies.

Sur la religion, donc, la France aime se présenter au monde comme un modèle de neutralité, de tolérance et de respect pour les différentes croyances, sans en privilégier aucune: ce n'est pas chez nous qu'un président prêterait serment sur la Bible! La vérité est bien plus complexe. La querelle religieuse s'est soldée chez nous par une massive prise en charge publique des écoles confessionnelles catholiques, dans des proportions que l'on ne retrouve dans quasiment aucun autre pays. Nous sommes également les seuls au monde à avoir choisi de fermer les écoles un jour par semaine (le jeudi de 1882 à 1972, puis le mercredi) pour le donner au catéchisme, journée qui vient seulement d'être réintégrée - partiellement - dans le temps scolaire normal.

Ce lourd héritage a laissé des traces et des ambiguïtés monumentales. Par exemple, les écoles privés catholiques déjà existantes sont massivement financées par le contribuable, mais les conditions d'ouverture de nouvelles écoles privés d'autres confessions n'ont jamais été clarifiées, ce qui crée de lourdes tensions aujourd'hui avec les demandes d'écoles confessionnelles musulmanes. De même, les cultes ne sont officiellement pas subventionnés, sauf lorsqu'il s'agit d'édifices bâtis avant la loi de 1905. Et tant pis si la carte de la pratique religieuse a bien changé depuis, et si les mosquées se retrouvent aujourd'hui dans des caves.

La récente affaire des collégiennes musulmanes renvoyées chez elles pour cause de jupe trop longue a également montré jusqu'où pouvait conduire la loi sur l'interdiction des signes religieux ostentatoires. Au nom de quoi pourrait-on exprimer toutes ses convictions par ses tenues, par exemple par des jupes très courtes, des jupes plissées, des cheveux colorés, des T-shirts rocks ou révolutionnaires, sauf ses convictions religieuses?  En vérité, en dehors du visage totalement couvert (qui empêche l'identification), et de certaines parties du corps trop nettement découvertes (indécence qui semble-t-il menacerait la paix publique), il serait sans doute sage de laisser le choix des tenues et des ornements à la liberté de chacun. La laïcité, cela pourrait consister à traiter la religion comme une opinion comme les autres, ni plus, ni moins. Une opinion, ou plutôt une croyance, que l'on peut caricaturer comme les autres, dont on peut se moquer, bien sûr, mais que l'on a aussi le droit d'exprimer, par le langage comme par les tenues.

Mais l'hypocrisie française la plus béante concerne sans doute notre refus de reconnaître la discrimination professionnelle monumentale subie actuellement par les jeunes générations d'origine ou de confession musulmane. Une série d'études, menées notamment par Marie-Anne Valfort, vient de le démontrer de façon glaçante. Le protocole est simple: on envoie des faux CV à des employeurs en réponse à des milliers d'offres d'emploi, en faisant varier le nom et les caractéristiques du CV de façon aléatoire, et on observe les taux de réponse. Les résultats sont déprimants. Dès lors que le nom sonne musulman, et par dessus tout lorsque le candidat est de sexe masculin, les taux de réponse s'effondrent massivement. Pire encore: le fait d'être passé par les meilleurs filières de formation, d'avoir effectué les meilleurs stages possibles, etc., n'a quasiment aucun effet sur les taux de réponses auxquels font face les garçons d'origine musulmane. Autrement dit, la discrimination est encore plus forte pour ceux qui ont réussi à remplir toutes les conditions officielles de la réussite, à satisfaire à tous les codes... sauf ceux qu'ils ne peuvent changer. La nouveauté de l'étude, c'est de reposer sur des milliers d'offres d'emploi représentatifs des petites et moyennes entreprises (par exemple des emplois de comptable). Ce qui explique sans doute pourquoi les résultats sont beaucoup plus négatifs - et malheureusement plus probants - que ceux obtenus avec le petit nombre de très grandes entreprises volontaires qui avaient été étudiées dans le passé.   

Alors, que faire? D'abord, prendre conscience de l'ampleur de notre hypocrisie collective, et donner une publicité maximale à ce type d'études. Ensuite, inventer des réponses nouvelles. Appliqué de façon systématique à toutes les procédures d'embauche, le CV anonyme n'est peut-être pas la solution miracle que l'on avait un temps espéré (c'est un peu comme si on voulait lutter contre le sexisme dans l'entreprise en empêchant les rencontres spontanées entre les sexes). Mais cette piste ne doit pas pour autant être totalement refermée. On peut par exemple imaginer que ce type d'envois de CV aléatoires soit généralisé et puisse donner lieu à des peines exemplaires dans des actions judiciaires. Plus généralement, il faut mettre tous les moyens nécessaires (aide juridictionnelle, etc.) pour faire appliquer le droit et punir la discrimination. Les grands récits nationaux et le conservatisme ambiant ne doivent pas conduire à une panne de l'imagination.