Doit-on toujours payer ses dettes?
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris
Libération, mardi 21 avril 2015
Pour certains, la question est évidente : les dettes doivent toujours être repayées, il n’existe pas d’alternative à la pénitence, surtout quand cela est écrit dans le marbre des traités européens. Pourtant, un rapide coup d’œil à l’histoire des dettes publiques, sujet passionnant et injustement négligé, montre que les choses sont beaucoup plus complexes.
Première bonne nouvelle : on trouve dans le passé des dettes publiques encore plus importantes que celles observées actuellement, et on s’en est toujours sorti, en ayant recours à une grande diversité de méthodes.
On peut distinguer d’une part la méthode lente, qui vise à accumuler patiemment des excédents budgétaires, afin de rembourser petit à petit les intérêts puis le principal des dettes en question ; et d’autre part une série de méthodes visant à accélérer le processus : inflation, impôt exceptionnel, annulations pures et simples.
Un cas particulièrement intéressant est celui de l’Allemagne et de la France, qui en 1945 se retrouvent avec des dettes publiques de l’ordre de deux années de produit intérieur brut (200% du PIB), soit des niveaux encore plus élevés que la Grèce ou l’Italie aujourd’hui. Dés le début des années 1950, cette dette était retombée à moins de 30% du PIB.
Une réduction aussi rapide n’aurait évidemment jamais été possible avec l’accumulation d’excédents budgétaires. Les deux pays utilisent au contraire toute la panoplie des méthodes rapides. L’inflation, très forte des deux côtés du Rhin entre 1945 et 1950, joue le rôle central. A la Libération, la France institue également un impôt exceptionnel sur le capital privé, atteignant 25% sur les plus hauts patrimoines, et même 100% sur les enrichissements les plus importants survenus entre 1940 et 1945. Et les deux pays utilisent également diverses formes de « restructurations de dettes », nom technique donné par les financiers pour désigner le fait que l’on annule purement et simplement tout ou partie des créances (on parle aussi, plus prosaïquement, de « haircut »). Comme par exemple lors des fameux accords de Londres de 1953, où l’on annula l’essentiel de la dette extérieure allemande.
Ce sont ces méthodes rapides de réduction de la dette – et notamment l’inflation – qui ont permis à la France et à l’Allemagne de se lancer dans la reconstruction et dans la croissance de l’après-guerre sans le fardeau de la dette. C’est ainsi que ces deux pays ont pu dans les années 1950-1960 investir dans les infrastructures publiques, l’éducation et le développement.
Et ce sont ces deux mêmes pays qui expliquent maintenant au sud de l’Europe que les dettes publiques devront être repayées jusqu’au dernier euro, sans inflation, et sans mesure exceptionnelle. Actuellement, la Grèce serait en léger excédent primaire : les grecs paient un peu plus d’impôts qu’ils ne reçoivent de dépenses publiques. D’après les accords européens de 2012, la Grèce est censée dégager un énorme excédent de 4% du PIB pendant des décennies afin de rembourser ses dettes. Il s’agit d’une stratégie absurde, que la France et l’Allemagne n’ont fort heureusement jamais appliquée à elles-mêmes.
Dans cette amnésie historique extraordinaire, l’Allemagne porte évidemment une lourde responsabilité. Mais jamais ces décisions n’auraient pu être adoptées si la France s’y était opposée. Les gouvernements français successifs, de droite puis de gauche, se sont montrés incapables de prendre la mesure de la situation et de proposer une véritable refondation démocratique de l’Europe.
Par leur égoïsme à courte vue, l’Allemagne et la France maltraitent le sud de l’Europe, et par la même occasion se maltraitent elles-mêmes. Avec des dettes publiques avoisinant les 100% du PIB, une inflation nulle et une croissance faible, ces deux pays mettront eux-aussi des décennies à retrouver une capacité d’agir et d’investir dans l’avenir.
Le plus absurde est que les dettes européennes de 2015 sont pour l’essentiel des dettes internes, comme d’ailleurs celles de 1945. Les détentions croisées entre pays ont certes atteint des proportions inédites : les épargnants des banques françaises détiennent une part des dettes allemandes et italiennes, les institutions financières allemandes et italiennes possèdent une bonne part des dettes françaises, et ainsi de suite. Mais si l’on considère la zone euro dans son ensemble, alors nous nous possédons nous-mêmes. Et même davantage : les actifs financiers que nous détenons en dehors de la zone euro sont plus élevés que ceux détenus en zone euro par le reste du monde. Plutôt que de se rembourser à nous mêmes notre dette pendant des décennies, il n’appartient qu’à nous de nous organiser différemment.