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Sauver les médias

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris

Libération, mardi 24 février 2015

Peut-on tirer le meilleur parti de la révolution numérique pour refonder les médias et la démocratie sur de nouvelles bases ? C’est ce à quoi nous invite Julia Cagé dans un petit livre tonique et optimiste. Elle y dresse l’historique de la crise actuelle, et montre qu’il est possible de développer un nouveau modèle pour les médias à l’âge du numérique, fondé sur le partage du pouvoir et le financement participatif.*  

On connaît certes le versant sombre des évolutions récentes. Affaiblis par la chute des ventes et des recettes publicitaires, les médias passent progressivement sous la coupe de milliardaires aux poches bien pleines, souvent au prix de la qualité et de leur indépendance. On sait depuis longtemps que TF1 appartient au groupe Bouygues, et le Figaro à la famille Dassault, elle aussi très gourmande de commande publique, et fortement impliquée en politique. Le premier quotidien économique, Les échos, est depuis 2007  la propriété de la première fortune de France, Bernard Arnault (LVMH). Plus récemment, Le Monde a été racheté par le trio Bergé-Niel-Pigasse, et Libération par le duo Ledoux-Drahi. Luxe, télécoms, finance, immobilier : partout où des fortunes se sont bâties, on trouve de généreux actionnaires prêts à « sauver » des journaux.

Le problème, nous dit Julia Cagé, est que cela conduit à une concentration du pouvoir entre quelques mains, qui ne sont pas toujours ni très compétentes ni particulièrement désintéressées. Ces « sauveurs » ont surtout tendance à tailler dans les effectifs, et ont une fâcheuse habitude à abuser de leur pouvoir. Mécontent du traitement réservé récemment par les journalistes du Monde aux exilés fiscaux du scandale « SwissLeaks », Bergé expliquait tranquillement que « ce n’est pour ça que je leur ai permis d’acquérir leur indépendance » (Beuve-Méry et les sociétés de rédacteurs, qui n’ont pas attendu Bergé pour être indépendants, doivent se retourner dans leur tombe). A Libération, on se souvient encore des propos méprisants de l’actionnaire Ledoux à l’égard des journalistes (« je veux prendre à témoin tous les Français qui raquent pour ces mecs »). Et, en même temps, chacun conviendra qu’un journal vivant et maltraité vaut peut-être mieux qu’un journal mort et respecté.

Alors, que faire, à part se lamenter ? D’abord, remettre la crise actuelle dans une perspective longue. Ce n’est pas la première fois que les médias doivent se renouveler, et ils y sont toujours parvenus par le passé, nous indique Julia Cagé, qui note que les recettes publicitaires des journaux américains (exprimées en pourcentage du PIB) baissent depuis les années 1950.

Ensuite, il existe depuis longtemps des modèles alternatifs permettant d’éviter la main mise des gros actionnaires sur les journaux, avec d’indéniables succès, comme le Guardian (l’un des quotidiens les plus lus au monde, détenu par une fondation) ou Ouest-France (premier quotidien français, détenu par une association loi 1901). L’enjeu aujourd’hui est de repenser ces modèles et de les adapter à l’âge du numérique. L’avantage des fondations et des associations, c’est que les généreux donateurs ne peuvent pas reprendre leurs apports (le capital est pérenne), et que lesdits apports ne leur donnent pas de droits de vote. Comme le notait Beuve-Méry en 1956 : « ils y gagnent de manifester ainsi la pureté de leurs intentions et d’être à l’abri de tout soupçon ».

La limite de ce modèle, c’est une certaine rigidité : les premiers fondateurs forment le conseil d’administration, puis se cooptent et se reproduisent à l’infini. D’où l’idée de proposer un nouveau statut, la société de média à but non lucratif (ou « fondaction »), intermédiaire entre la fondation et la société par actions. Les apports en capital seraient gelés et n’apporteraient pas de dividendes (comme dans les fondations), mais donneraient lieu à des droits de vote (comme dans les sociétés par actions). Simplement, ces droits de vote augmenteraient plus que proportionnellement pour les petits apports en capital, et seraient au contraire sévèrement plafonnés pour les plus gros actionnaires (par exemple, on peut imaginer que seul un tiers des apports supérieurs à 10% du capital donnent lieu à des droits de vote).

Cela permettrait d’encourager le financement participatif (crowdfunding), tout en dépassant une certaine illusion égalitariste qui a miné nombre de sociétés de rédacteurs et de structures coopératives dans le passé. Il est en effet normal que la personne qui met 10 000 euros ait plus de pouvoir que celle qui met 1000 euros, et que celle qui en met 100 000 euros en ait plus que celle qui en met 10 000. Ce qu'il faut éviter, c'est que les personnes qui mettent des dizaines ou des centaines de millions d'euros disposent de tous les pouvoirs. Au passage, les médias bénéficieraient de la réduction fiscale ouverte aux dons, ce qui permettrait de remplacer le système opaque d'aides à la presse par un soutien neutre et transparent.

Par delà le cas des médias, ce nouveau modèle invite à repenser la notion même de propriété privée et la possibilité d’un dépassement démocratique du capitalisme.

 

* Julia Cagé. Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie. Le seuil/La république des idées, 2015