Le capital selon Carlos Fuentes
Thomas Piketty est directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris
Libération, mardi 2 décembre 2014
En 1865, Karl Marx déclarait que c’est en lisant Balzac qu’il avait le plus appris sur le capitalisme et le pouvoir de l’argent. En 2014, on serait tenté de dire de même : il suffit de renouveler les auteurs et les pays.
Dans La volonté et la fortune, magnifique fresque publiée en 2008, quelques années avant sa mort, Carlos Fuentes dessine un tableau édifiant du capitalisme mexicain et des violences sociales et économiques qui traversent son pays, en passe de devenir la « narco-nation » qui fait actuellement la une des journaux. On y croise également des personnages hauts en couleur, avec un président pétri de communication Coca-cola, qui n’est finalement que le piteux locataire du pouvoir face à celui, éternel, du capital, incarné par un milliardaire tout puissant, qui ressemble fort au magnat des télécommunications Carlos Slim, première fortune mondiale.
De jeunes gens hésitent entre résignation, sexe et révolution. Ils finiront assassinés par une belle ambitieuse qui veut leur héritage, et qui n’a pas besoin de l’aide d’un Vautrin pour commettre son forfait, preuve s’il en est que la violence a monté d’un cran depuis 1820. La transmission patrimoniale, objet de toutes les convoitises pour ceux qui sont extérieurs au cercle familial privilégié, et en même temps destructeur des personnalités individuelles pour ceux qui y appartiennent, est au cœur de la méditation du romancier.
On voit aussi ici et là l’influence néfaste des gringos, ces nord-américains qui possèdent « trente pour cent du territoire mexicain » et de son capital et rendent l’inégalité un peu plus insupportable encore. De fait, les relations de propriété sont toujours des relations complexes, difficiles à organiser de façon apaisée dans le cadre d’une même communauté politique : il n’est jamais simple de payer un loyer à son propriétaire et de s’accorder paisiblement sur les modalités institutionnelles entourant cette relation et sur la perpétuation d’une telle situation. Mais lorsqu’il s’agit d’un pays entier versant des loyers et dividendes à un autre pays, cela devient franchement pénible. Il s’ensuit souvent des cycles politiques interminables alternant des phases d’ultra-libéralisme triomphant et d’autoritarisme et de brèves périodes d’expropriation chaotique, qui minent depuis toujours le développement de l’Amérique Latine.
Et pourtant le progrès social et démocratique reste possible sur le continent. Plus au sud, au Brésil, Dilma Roussef vient d’être réélue de justesse grâce au vote des régions pauvres et des groupes sociaux les plus défavorisés, qui malgré les déceptions et les reniements du parti des travailleurs (au pouvoir depuis l’élection de Lula en 2002), restent fortement attachées aux avancées sociales dont elles ont bénéficié, et qu’elles craignaient de voir remises en cause par le retour de la « droite » (en réalité le parti social-démocrate, car en Amérique latine presque tout le monde se dit de gauche, tout du moins tant que cela ne coûte pas trop cher aux élites).
De fait, la stratégie d’investissement social menée sous Lula et Roussef, avec la création de la « bolsa familia » (sorte d’allocations familiales réservées aux plus modestes), et plus encore la hausse du salaire minimum, ont permis une réduction sensible de la pauvreté au cours de 15 dernières années. Ces fragiles acquis sociaux sont aujourd’hui menacés par les facteurs internationaux qui pèsent lourdement sur l’économie brésilienne et la pousse vers la récession (chute des prix des matières premières, en particulier du pétrole, aléas de la politique monétaire américaine, austérité européenne), et plus encore par les immenses inégalités qui minent toujours le pays.
On retrouve le poids de la malédiction de l’histoire dont nous parle Carlos Fuentes. Le Brésil est le dernier pays a avoir aboli l’esclavage, en 1888, à un moment où les esclaves représentaient encore près du tiers de la population, et rien n’a vraiment été fait par les classes possédantes pour inverser ce très lourd héritage inégalitaire. La qualité des services publics et des écoles primaires et secondaires ouvertes au plus grand nombre reste faible. Le système fiscal brésilien est lourdement régressif et finance souvent des dépenses publiques qui le sont tout autant. Les classes populaires paient des taxes indirectes très lourdes, avec des taux montant jusqu’à 30% sur les factures d’électricité, alors que les hautes successions sont imposées au taux dérisoire de 4%. Les universités publiques sont gratuites, mais ne bénéficient qu’à une petite minorité privilégiée. De timides mécanismes d’accès préférentiel aux universités ont été mis en place sous Lula pour les classes populaires et les populations noires et métissées (avec à la clé des débats interminables sur les problèmes posés par l’auto-déclaration raciale dans les recensements et les documents administratifs), mais leur présence dans les amphis reste dérisoire.
Il faudra encore bien des combats pour briser la malédiction de l’histoire et montrer que la volonté politique peut l’emporter sur la bonne et la mauvaise fortune.