Manifeste pour une union politique de l'euro
Le Monde, mardi 18 février 2014 (version pdf)
Antoine Bozio, directeur de l’Institut des Politiques Publiques; Julia Cagé, économiste à Harvard, Ecole d’économie de Paris; Anne-Laure Delatte, économiste au CNRS, université Paris X et OFCE; Brigitte Dormont, professeur à l’université Paris Dauphine; Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives Economiques; Bruno Palier, directeur de recherches au CNRS, Sciences Po; Thierry Pech, directeur général de Terra Nova; Thomas Piketty, directeur d’études à l'EHESS, professeur à l’Ecole d’économie de Paris; Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, directeur d’études à l’EHESS; Xavier Timbeau, directeur du département Analyse et prévision, OFCE, Sciences Po; Laurence Tubiana, professeur à Sciences Po, présidente de l’Iddri
L’Union européenne traverse une crise existentielle, comme vont bientôt nous le rappeler brutalement les élections européennes. Cela concerne au premier chef les pays de la zone euro, enferrés dans un climat de défiance et une crise de la dette qui est très loin d’être terminée, alors que le chômage persiste et que la déflation guette. Rien ne serait plus faux que de s’imaginer que le plus dur est derrière nous.
C’est pourquoi nous accueillons avec le plus grand intérêt les propositions formulées à la fin de l’année 2013 par nos amis allemands du groupe de Glienicke en vue d’un renforcement de l’union politique et budgétaire des pays de la zone euro. Seuls, nos deux pays ne pèseront bientôt plus grand chose dans l’économie monde d'aujourd'hui. Si nous ne nous unissons pas à temps afin de porter notre modèle de société dans la mondialisation, alors la tentation du repli national finira par l’emporter, et engendrera des frustrations et des tensions à côté desquelles les difficultés de l’union sembleront joyeuses. Par certains côtés, la réflexion européenne est beaucoup plus avancée en Allemagne qu’en France. Economistes, politistes, journalistes, et avant tout citoyen(ne)s français(es) et européen(ne)s, nous n’acceptons pas la résignation qui tétanise actuellement notre pays. Par cette tribune, nous voulons contribuer au débat sur l’avenir démocratique de l’Europe et pousser plus loin encore les propositions du groupe de Glienicke.
Il est temps de le reconnaître : les institutions européennes actuelles sont dysfonctionnelles, et doivent être repensées. L'enjeu central est simple: il faut permettre à la démocratie et la puissance publique de reprendre la main, afin de réguler efficacement le capitalisme financier mondialisé du 21e siècle, et de mener les politiques de progrès social qui manquent cruellement à l’Europe actuelle. Une monnaie unique avec 18 dettes publiques différentes sur lesquels les marchés peuvent librement spéculer, et 18 systèmes fiscaux et sociaux en concurrence débridée les uns avec les autres, cela ne marche pas, et cela ne marchera jamais. Les pays de la zone euro ont fait le choix de partager leur souveraineté monétaire, et donc de renoncer à l’arme de la dévaluation unilatérale, sans pour autant se doter de nouveaux instruments économiques, sociaux, fiscaux et budgétaires communs. Cet entre-deux est la pire des situations.
Il ne s’agit pas de mettre en commun la totalité de nos impôts et de nos dépenses publiques. Trop souvent, l’Europe actuelle se montre stupidement intrusive sur des sujets secondaires (comme le taux de TVA sur les coiffeurs et les clubs hippiques), et pathétiquement impuissante sur les sujets importants (comme les paradis fiscaux ou la régulation financière). Il faut renverser l’ordre des priorités : moins d’Europe sur les sujets sur lesquels les pays membres se débrouillent très bien tout seuls ; plus d’Europe quand l’union est indispensable.
Concrètement, notre première proposition est que les pays de la zone euro, à commencer par la France et l’Allemagne, mettent en commun leur impôt sur les bénéfices des sociétés (IS). Seul, chaque pays se fait berner par les multinationales de tous les pays, qui jouent sur les failles et les différences entre législations nationales pour ne payer aucun impôt nulle part. En cette matière, la souveraineté nationale est devenue un mythe. Pour lutter contre l’optimisation fiscale, il faut donc déléguer à une instance souveraine européenne le soin de déterminer une assiette commune aussi large que possible et rigoureusement contrôlée. On peut imaginer que chaque pays continue de fixer son propre taux d’IS sur cette assiette commune, avec un taux minimal de l’ordre de 20%, et qu’un taux additionnel soit prélevé au niveau fédéral, de l’ordre de 10%. Cela permettrait d’alimenter un budget propre de la zone euro, de l’ordre de 0,5% à 1% du PIB.
Comme l’indique à raison le groupe de Glienicke, une telle capacité budgétaire permettrait à la zone euro d’impulser des actions de relance et d’investissement, notamment en matière d’environnement, d’infrastructures et de formation. Mais contrairement à nos amis allemands, il nous semble essentiel que ce budget de la zone euro soit alimenté par un impôt européen, et non par des contributions des Etats. En ces temps de disette budgétaire, la zone euro doit démontrer sa capacité à lever l’impôt de façon plus juste et plus efficace que les Etats, faute de quoi les peuples ne lui donneront pas le droit de dépenser. Au delà, il faudra généraliser très rapidement au sein de la zone euro l’échange automatique d’informations bancaires et engager une politique concertée de rétablissement de la progressivité de l’impôt sur les revenus et les patrimoines. Tout en menant en commun une politique active de lutte contre les paradis fiscaux externes à la zone. L'Europe doit permettre d'apporter de la justice fiscale et du volontarisme politique dans la mondialisation: c'est le sens de notre première proposition.
Notre seconde proposition, la plus importante, découle de la première. Pour voter l’assiette de l’impôt sur les sociétés, et plus généralement pour débattre et adopter démocratiquement et souverainement les décisions fiscales, financières et politiques que l’on décidera à l’avenir de mettre en commun, il faut instituer une Chambre parlementaire de la zone euro. Nous rejoignons là encore nos amis allemands du groupe de Glienicke, qui hésitent cependant entre deux formules : soit un parlement de la zone euro regroupant les membres du parlement européen des pays concernés (une sous-formation du parlement européen réduite aux pays de la zone euro); soit une Chambre nouvelle, fondée sur la réunion d’une partie des députés des parlements nationaux (par exemple, 30 députés français issus de l’Assemblée nationale, 40 députés allemands issus du Bundestag, 30 députés italiens, etc., en fonction du poids démographique de chaque pays, suivant un principe simple: un citoyen une voix). Cette seconde solution, qui reprend l’idée de « Chambre européenne » formulée par Joschka Fisher en 2011, est selon nous la seule formule permettant d’avancer vers l’union politique. Il est en effet impossible de déposséder complètement les parlements nationaux de leur pouvoir de voter l’impôt. C’est au contraire en s’appuyant sur les souverainetés parlementaires nationales que l’on peut bâtir une souveraineté parlementaire européenne partagée.
Dans ce schéma, l’Union européenne comporterait deux chambres : le Parlement européen actuel, élu directement par les citoyens des 28 pays ; et la Chambre européenne, représentant les Etats au travers de leurs parlements nationaux. La Chambre européenne ne concernerait dans un premier temps que les pays de la zone euro souhaitant aller vers davantage d’union politique, fiscale et budgétaire. Mais elle aurait vocation à accueillir tous les pays de l’UE acceptant d’aller dans cette voie. Un ministre des finances de la zone euro, et à terme un véritable gouvernement européen, seraient responsable devant la Chambre européenne.
Cette nouvelle architecture démocratique de l’Europe nous permettrait enfin de sortir de l’inertie actuelle, et du mythe selon lequel le Conseil des chefs d’Etat pourrait tenir lieu de seconde Chambre représentant les Etats. Cette mauvaise fable signe l’impuissance politique de notre continent : il est impossible de représenter un pays par une seule personne, sauf à se résigner au blocage permanent qu’impose l’unanimité. Pour passer enfin à la règle de la majorité sur les décisions fiscales et budgétaires que les pays de la zone euro choisiront de mettre en commun, il faut créer une véritable Chambre européenne, où chaque pays serait représenté par des députés représentant tous les bords politiques, et non par leur seul chef d’Etat.
Notre troisième proposition concerne directement la crise de la dette. Notre conviction est que la seule façon d’en sortir définitivement est de mettre en commun les dettes des pays de la zone euro. Faute de quoi la spéculation sur les taux d’intérêt recommencera encore et toujours. C'est également la seule façon pour que la BCE puisse mener une politique monétaire efficace et réactive, à l’image de la Federal reserve américaine (qui aurait elle aussi bien du mal à faire son travail correctement si elle devait arbitrer chaque matin entre la dette du Texas, du Wyoming et de la Californie). La mutualisation des dettes a de facto déjà commencé avec le Mécanisme Européen de Stabilité, l’Union Bancaire en gestation, ou les OMT de la Banque centrale, qui impliquent d'une façon ou d'une autre les contribuables de la zone euro. La légitimité démocratique de ces mécanismes doit être clarifiée au plus vite.
Il faut maintenant aller plus loin et repartir pour cela de la proposition de « fonds de rédemption des dettes européennes » faite fin 2011 par le conseil des économistes conseillant la chancellerie allemande, visant à mettre en commun toutes les dettes dépassant 60% du PIB dans chaque pays, et lui ajouter un volet politique. On ne peut en effet décider vingt ans à l’avance à quel rythme un tel fonds sera ramené à zéro. Seule une instance démocratique, à savoir la Chambre européenne issue des parlements nationaux, sera à même de fixer chaque année le niveau du déficit commun, en fonction notamment de l’état de la conjoncture.
Les choix qui seront faits par cette instance seront parfois plus conservateurs, et parfois plus libéraux, que ceux que nous souhaiterions personnellement. Mais ils seront pris de façon démocratique, à la règle de la majorité, au grand jour. Certains à droite souhaiteraient que ces décisions budgétaires soient cantonnées à des instances post-démocratiques ou figées dans le marbre constitutionnel. D’autres à gauche voudraient avoir la garantie que l’Europe mènera pour toujours la politique progressiste de leur rêve avant d’accepter tout renforcement de l’union politique. Ces deux écueils doivent être dépassés si l’on veut sortir de la crise actuelle.
Trop souvent, le débat sur les institutions politiques européennes est repoussé comme technique ou secondaire. Mais refuser de débattre de l’organisation de la démocratie, c’est en vérité accepter la toute-puissance des forces du marché et de la concurrence. C’est abandonner tout espoir que la démocratie reprenne le contrôle du capitalisme au 21e siècle.
Beaucoup s'opposeront à nos propositions en arguant du fait qu'il est impossible de modifier les traités, et que le peuple français ne veut pas d'un approfondissement de l'intégration européenne. Ces arguments sont faux et dangereux. Les traités sont modifiés en permanence, et ils l'ont encore été en 2012 : l'affaire fut réglée en guère plus de 6 mois. Malheureusement, il s'agissait d'une mauvaise réforme des traités, qui n'a fait qu'approfondir un fédéralisme technocratique et inefficace. Clamer que l'opinion n'aime pas l'Europe actuelle, et en conclure qu'il ne faut rien changer d'essentiel à son fonctionnement et aux institutions en place, est une incohérence coupable. Lorsque de nouvelles propositions de réformes des traités viendront du gouvernement allemand, dans les mois qui viennent, rien ne dit qu'elles seront plus satisfaisantes que celles de 2012. Plutôt que d'attendre les bras ballants, il est nécessaire qu'un débat constructif s'engage aujourd'hui en France, pour que l'Europe devienne enfin sociale et démocratique.