Faillite silencieuse à l'université
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris
Libération, mardi 19 novembre 2013
Lentement mais surement, les pouvoirs publics successifs abandonnent les universités françaises. Sous Sarkozy, cela fut fait en claironnant que les moyens étaient en hausse, au mépris de toute réalité. Sous Hollande, cela se fait dans le silence. Mais la réalité est la même. L’investissement de la nation dans son enseignement supérieur stagne, voire décline, alors même que les campus américains, asiatiques et européens n’ont jamais été aussi prospères. En France, les étudiants s’entassent dans des amphis surchargés et des cursus au rabais, et certaines universités proches de la faillite se retrouvent à couper le chauffage pour boucler leur budget.
Certaines filières subissent depuis des années une hémorragie graduelle de leurs effectifs, preuve d’une défiance profonde d’une part croissante de la jeunesse face à l’absence de débouchés. Seule une petite minorité d’étudiants, dans le cadre des filières les plus sélectives des grandes écoles, bénéficie de moyens adéquats. Or cela ne suffit pas. Pour que la France trouve sa place dans l’économie de la connaissance du 21e siècle, il faut investir de plus en plus massivement dans la formation et le capital humain, et non plus dans une fine élite. Si une telle stagnation devait se poursuivre tout au long du quinquennat, il s’agira sans doute du principal échec de la présidence Hollande, totalement à rebours de l’histoire.
Le plus triste est que comme l’enseignement supérieur est globalement très bon marché en France, il n’y aurait pas besoin de déplacer des masses financières énormes pour faire une grosse différence. Rappelons les principaux ordres de grandeur. En 2007, le budget total alloué aux formations supérieures et à la recherche universitaire était légèrement inférieur à 11 milliards d’euros. En 2013, il est à peine supérieur à 12 milliards d’euros. La progression nominale entre les deux dates permet tout juste de compenser l’inflation. Pendant ce temps, les campus étrangers embauchent et se développent à marche forcée, ce qui leur permet de creuser une avance déjà très forte sur les campus français, et d’attirer une part croissante de nos enseignants, chercheurs et étudiants.
Rappelons également que cette somme de 12 milliards d’euros correspond à la totalité des moyens (masse salariale, fonctionnement, investissement) allant aux universités et aux diverses écoles et instituts, quel que soit leur ministère de rattachement. Cela représente à peine plus de 0,5% du PIB (2000 milliards d’euros), et environ 1% de la totalité de la dépense publique (autour de 50% du PIB, soit de l’ordre de 1000 milliards). Sur une telle masse, il doit bien être possible de dégager en quelques années une marge de 6 milliards d’euros. Cela suffirait pour augmenter de 50% les moyens de toutes les universités et écoles, ce qui ferait une énorme différence et permettrait de sortir le système de l’ornière.
Il est tentant de rapprocher cette somme des quelques 20 milliards d’euros annuels que le gouvernement s’apprête à consacrer au CICE, le fameux « crédit d’impôt compétitivité et emploi ». Le CICE, qui est en partie financé par la hausse de TVA qui aura lieu au 1er janvier, vise à réduire l’impôt sur les bénéfices sur les sociétés en proportion de la masse salariale. Cette mesure constitue le cœur de la politique économique suivie par le gouvernement pour tenter d’accroître la compétitivité de l’économie française. Alléger les prélèvements pesant sur les salaires n’est pas une mauvaise idée en soi, surtout dans un pays où le système fiscalo-social repose excessivement sur le travail.
Mais une telle stratégie est insuffisante. D’abord parce qu’il eût mieux fallu abaisser directement les cotisations patronales, et se lancer dans une réforme structurelle du financement de la protection sociale. Cela passe par le développement d’une CSG progressive, qui est la seule façon de mettre à contribution de façon juste et efficace tous les revenus (salaires du public, retraites, revenus du patrimoine, et non seulement les salaires du privé), en fonction du revenu de chacun. Le gouvernement a bien tort d’envoyer une fin de non recevoir aux députés qui ont fait des propositions en ce sens, et d’opposer les tenants du « socialisme de l’offre » aux défenseurs de la « justice fiscale ». Ce n’est qu’en réconciliant les deux approches que l’on peut avancer et débloquer la situation actuelle.
Ensuite, et surtout, on ne peut pas tout miser sur la réduction du coût du travail. Est-il bien raisonnable de dépenser dans un crédit d’impôt (peu lisible au demeurant, et sans doute peu efficace) l’équivalent de deux fois le budget total de toutes les universités et écoles, tout en gelant tous ces moyens ? Evidemment non. A long terme, c’est l’investissement dans les qualifications et l’innovation qui fait la différence. Le redressement productif du pays ne se fera pas avec des universités en faillite.