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De l'école à l'université, opacité et inégalité

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris

Libération, mardi 17 décembre 2013

Le système scolaire français est-il si nul ? Non, mais il est beaucoup plus inégalitaire que ce que l’on aimerait croire. Chaque pays entretient une relation passionnée avec son modèle éducatif, parfois au mépris des faits. Le modèle français dispose de nombreux atouts. Le système primaire et secondaire est globalement bien doté, et il repose sur un modèle de programme national et de recrutement sur concours que nombre de pays nous envient. Malgré sa sous-dotation chronique, notre système d’enseignement supérieur est parvenu à former dans des conditions parfois héroïques une part sans cesse croissante des jeunes générations.

Si ce modèle touche aujourd’hui ses limites, c’est d’abord parce que l’on refuse obstinément de reconnaître les inégalités qu’il génère, d’expliciter des objectifs précis en matière de réduction de ces inégalités, et de se donner les moyens d’évaluer et de contrôler démocratiquement et publiquement leur mise en oeuvre.

D’après l’enquête internationale PISA, l’écart de compétences scolaires à 15 ans entre les élèves les plus favorisés et les élèves les plus défavorisés figure parmi les plus élevés au sein des pays développés. Quelles que soient les imperfections de ces comparaisons, espérons au moins que cette mise en garde nous incitera à faire toute la lumière sur cette dérive inégalitaire de notre modèle.

Ce manque de transparence s’exprime de façon particulièrement crue dans le système des zones d’éducation prioritaire (Zep). Créé dans les années 1980, étendu à la fin des années 1990, renommé dans les années 2000, mais toujours en vigueur, ce système n’a jamais fait l’objet d’une définition précise et mesurable, ni dans les critères retenus pour obtenir un classement en éducation prioritaire, ni dans les moyens auxquels ce classement est censé donner droit. En pratique, les légers écarts en termes de tailles de classe (à peine deux élèves de moins en Zep) sont plus que compensés par le fait que les enseignants affectés en Zep sont en moyenne moins expérimentés. Au final, la dépense publique par élève est souvent plus élevée dans les écoles, collèges et lycées les plus favorisés. Cela ne fait qu’accroître l’inégalité initiale des chances scolaires avec les établissements les plus défavorisés, à l’exact opposé de l’objectif proclamé !

Manque de transparence également dans la fixation des salaires des professeurs et leur impact sur l’inégalité de la dépense publique. L’agrégation n’est pas un mauvais système en soit. Mais à partir du moment où les lycées les plus favorisés ont davantage de profs agrégés, on se retrouve de facto à dépenser plus de ressources publiques pour les élèves d’origine sociale supérieure.

Même problème avec les profs de prépas. Très qualifiés et impliqués, il n’est pas anormal que leurs rémunérations s’approchent de – ou dépassent dans certains cas – celles des enseignants du supérieur. Avant de livrer ce groupe social à la vindicte populaire, les hauts fonctionnaires de Bercy et de la Cour des comptes feraient bien de s’interroger sur leurs propres primes, particulièrement massives et opaques, et qui mériteraient elles aussi d’être remises à plat. Il n’en reste pas moins que le système de rémunération des profs de prépas manque de transparence, et que certaines inégalités ne sont pas justifiées.

Manque de transparence et inégalités criantes et hypocrites, enfin, dans l’extrême stratification qui caractérise notre enseignement supérieur. L’été dernier, le Parlement a voté un amendement permettant – en théorie – aux meilleurs élèves de chaque lycée d’accéder à une filière sélective. Le problème est que l’on ne s’est jamais donné les moyens de contrôler la mise en œuvre de telles mesures, et plus généralement d’analyser sereinement les inégalités sociales d’accès au supérieur et de mettre au point des règles collectives permettant de démocratiser le système. Le fameux logiciel Postbac, par lequel transitent chaque année les vœux de centaines de milliers de bacheliers, fonctionne de façon opaque, et ne fait l’objet d’aucune évaluation.

Des progrès sont pourtant possibles. Par exemple, le logiciel chargé de l’affectation des collégiens parisiens dans les lycées de la capitale a permis ces dernières années d’améliorer la situation. Les points affectés aux élèves boursiers, qui entrent dans le logiciel conjointement avec les notes obtenues au collège, ont permis d’augmenter sensiblement la part des élèves plus défavorisés dans les meilleurs lycées (comme l’ont montré Julien Grenet et Gabrielle Fack). Ce système a mis fin aux décisions discrétionnaires des chefs d’établissement et aux pressions des parents les mieux connectés sur ces derniers, ce qui constitue un indéniable progrès démocratique. Ce système pourrait être généralisé, par exemple avec des points sociaux concernant des groupes plus larges que les seuls boursiers… et en appliquant  enfin le logiciel aux deux lycées parisiens les plus prestigieux. Surtout, une logique similaire pourrait être étendue au supérieur. Ce type d’expérience démontre qu’il est possible d’introduire davantage de transparence et d’égalité dans notre système éducatif, tout en préservant ce qui fait sa force.