La croissance peut-elle nous sauver ?
Libération, mardi 24 septembre 2013
Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ehess et professeur à l’Ecole d’économie de Paris
Est-il bien raisonnable de miser sur le retour de la croissance pour régler tous nos problèmes? Certes, il est toujours préférable d'avoir 1% de croissance de la production et du revenu national plutôt que 0%. Mais il est temps de réaliser que cela ne résoudra pas l'essentiel des défis auxquels les pays riches doivent faire face en ce début de 21e siècle.
La production peut croître pour deux raisons: du fait de la croissance de la population, et du fait de la croissance de la production par habitant, c'est-à-dire de la productivité. Au cours des trois derniers siècles, la production mondiale a progressé en moyenne de 1,6% par an, dont 0,8% par an au titre de la population et 0,8% au titre de la production par habitant. Cela peut sembler minuscule. Mais il s'agit en réalité d'un rythme très rapide, dès lors qu'il se prolonge durablement. De fait, cela correspond à une multiplication par plus de 10 de la population mondiale en trois siècles, qui est passée d'environ 600 millions d'habitants vers 1700 à 7 milliards aujourd'hui. Il paraît peu probable que ce rythme de croissance démographique se poursuivre à l'avenir. La population a déjà commencé à diminuer dans plusieurs pays européens et asiatiques. D'après les prévisions des Nations Unies, c'est l'ensemble de la population mondiale qui devrait se stabiliser au cours de ce siècle.
Pour ce qui concerne la production par habitant, on peut tout à fait imaginer que la croissance passée - 0,8% par an depuis trois siècles - se poursuive à l’avenir. Je ne suis pas un tenant de la décroissance. Les innovations technologiques peuvent très bien continuer et permettre une croissance immatérielle et non polluante indéfinie. A condition toutefois d’inventer des énergies propres, ce qui n’est pas gagné. En tout état de cause, le point important est que même si la croissance continue, elle ne dépassera sans doute pas 1-1,5% par an. Les croissances de 4% ou 5% par an observées en Europe pendant les Trente Glorieuses, voire davantage en Chine aujourd’hui, correspondent toujours à des situations purement transitoires de rattrapage de pays par rapport à d’autres. Dès lors que l’on se situe à la frontière technologique mondiale, aucun pays n’a jamais connu de croissance durablement supérieure à 1-1,5% par an.
Dans ces conditions, il est presque inévitable que la croissance s’établisse au 21e siècle à un niveau nettement inférieur au rendement du capital, c’est-à-dire ce que rapporte en moyenne un patrimoine au cours d’une année (sous forme de loyers, dividendes, intérêts, profits, plus-values, etc.), en pourcentage de sa valeur initiale. Ce rendement est en général de l’ordre de 4-5% par an (par exemple, si un appartement valant 100 000 euros a une valeur locative de 4 000 euros par an, le rendement est de 4%), et peut atteindre 7-8% par an pour les actions et les patrimoines les plus élevés et les mieux diversifiés.
Or cette inégalité entre rendement du capital (r) et croissance de la production (g), que l’on peut noter r > g, donne naturellement une importance démesurée aux patrimoines constitués dans le passé, et conduit mécaniquement à une concentration extrême de la richesse. On commence à en voir les signes depuis quelques décennies, aux Etats-Unis bien sûr, mais également en Europe et au Japon, où l’abaissement de la croissance (notamment démographique) conduit à une hausse sans précédent de la masse des patrimoines relativement aux revenus.
Il est important de comprendre qu’il n’existe aucune raison naturelle pour laquelle le rendement du capital devrait s’abaisser au taux de croissance. La façon la plus simple de s’en convaincre est de constater que la croissance a été quasi nulle pendant l’essentiel de l’histoire de l’humanité, alors que le rendement du capital a toujours été nettement positif (typiquement 4%-5% pour la rente foncière dans les sociétés agraires traditionnelles). Cela ne pose aucun problème logique d’un point de vue strictement économique. Bien au contraire : plus le marché du capital est pur et parfait, au sens des économistes, plus l’inégalité r > g sera forte. Par contre, cela conduit à des inégalités extrêmes et peu compatibles avec les valeurs méritocratiques sur lesquelles se fondent nos sociétés démocratiques.
Plusieurs remèdes sont possibles, allant de la coopération internationale la plus parfaite (échanges automatiques d’informations bancaires, impôt progressif sur le capital) au repli national le plus complet. L’inflation permettrait de liquider la dette publique, mais frapperait surtout les patrimoines modestes, et n’est donc pas une réponse durable. Contrôle des capitaux à la chinoise, oligarchie autoritaire à la russe, croissance démographique perpétuelle à l’américaine : chaque bloc régional a sa solution. La chance de l’Europe est son modèle social et sa richesse patrimoniale, bien supérieure à toutes ses dettes. A condition de revoir radicalement ses institutions politiques, qui sont aujourd’hui gravement dysfonctionnelles, elle a les moyens d’aller au-delà de la croissance, et de permettre à la démocratie de reprendre le contrôle du capitalisme.