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Merkhollande et zone euro: un égoïsme à courte vue

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris

Libération, mardi 18 décembre 2012

Pourquoi la France et l'Allemagne ne poussent-elles pas pour l'union politique et budgétaire de la zone euro ? Pour une raison simple: les deux pays bénéficient actuellement de taux d'intérêt extrêmement bas (moins de 1%), et se lavent les mains du fait que l'Italie et l'Espagne paient des taux supérieurs à 5% et s'enfoncent dans la crise. C'est de l'égoïsme à courte vue : nous allons tous souffrir de la récession qui s'installe dans la zone euro. Sans compter que personne ne peut prévoir les réactions politiques violentes que tout cela pourrait finir par susciter en Europe du Sud ou ailleurs.

Au mieux, l'Europe aura perdu une décennie à se disputer et à ne pas investir dans l'avenir. Alors même que nous avons le meilleur modèle social du monde, et que nous devrions avoir les meilleures universités de la planète, pour gagner la bataille de l'intelligence et du développement durable au 21e siècle. 

Au petit jeu des égoïsmes nationaux, difficile de savoir qui est le plus coupable. L'Allemagne accumule des excédents commerciaux beaucoup trop élevés : personne n’a besoin de telles réserves, et par définition une telle stratégie ne peut fonctionner si chacun la suit. Mais la France, outre qu'elle se montre incapable de réformer et moderniser son système économique, fiscal et social, n'a fait en réalité aucune proposition précise permettant de mettre en commun les dettes publiques.

La seule proposition concrète à ce jour reste celle du fonds de rédemption, formulée il y a tout juste un an par le conseil des économistes allemands conseillant la chancellerie. L’idée est de mettre en commun toutes les dettes nationales excédant 60% du PIB. La proposition est loin d’être parfaite. Il lui manque notamment un volet politique : une fois le fonds constitué, le déficit annuel et le rythme de désendettement et d’émission de dette commune devraient être fixé par un parlement budgétaire de la zone euro, à l’issue d’une délibération publique et démocratique – le contraire des sommets de chefs d’Etat et des ministres qui tiennent lieu aujourd’hui de gouvernance à l’Europe. Il reste que la proposition a le mérite d’exister, et que la France n’a même pas daigné y répondre et formulé sa propre version.

Alors, que faire? D'abord, redire qu'une monnaie unique avec 17 dettes publiques différentes, cela ne peut pas marcher. La perte de souveraineté monétaire doit être compensée par l’accès à une dette publique mutualisée et un taux d’intérêt bas et prévisible. Il faut se rendre compte qu'avec une dette publique de l'ordre de 100% du PIB, les vagues spéculatives sur les taux d'intérêt ont des effets énormes et dévastateurs sur les finances publiques. L’Italie a actuellement un excédent primaire de 2,5% du PIB (les impôts dépassent les dépenses publiques de 2,5% du PIB), et seuls les intérêts de la dette plongent le pays dans le déficit et la spirale de la dette. A titre de comparaison, le budget total de toutes les universités, grandes écoles, formations supérieures, en France et en Italie est de l’ordre de 0,5% du PIB.

Qu'elles qu'aient été les erreurs de gestion passées - et il y en a eu - cela n'a pas de sens d'imposer à l'Italie, à l'Espagne et à la Grèce un tel coût, et une telle impossibilité d’investir dans l’avenir. Personne ne peut réformer son pays avec une telle incertitude au dessus de la tête.

L’union politique et fiscale de la zone euro est également la seule façon de répartir équitablement les efforts. Un des effets de la crise a été le grand retour de l’impôt sur le patrimoine. Rien d’étonnant à cela : en Europe, les patrimoines privés se situent aujourd’hui à des niveaux inconnus depuis la Belle Epoque, alors que les revenus stagnent. En Espagne, l’impôt sur la fortune supprimé en 2008 par Zapatero a été réintroduit en 2011. En Allemagne, le SPD veut recréer un impôt général sur le patrimoine. En Italie, l’essentiel des nouvelles recettes fiscales levées par le gouvernement Monti provient d’un alourdissement de l’impôt sur les propriétés immobilières et les actifs financiers. Même le FMI, dont la doctrine fiscale se résume généralement à la promotion de la TVA, a applaudi.

Le problème est qu’il est impossible de  mener correctement ce type de réforme sans coopération européenne, et en particulier sans échange automatique d’informations sur les actifs financiers détenus à l’étranger. C’est ainsi que l’Italie s’est retrouvé à introduire une taxe de 0,5% sur l’immobilier (non délocalisable) et de seulement 0,1% sur les actifs financiers, alors même que ces derniers représentent l’essentiel des patrimoines les plus élevés.

D’un côté les bailleurs de fonds demandent à la Grèce de faire payer ses citoyens les plus fortunés ; mais de l’autre on refuse de mettre en place l’union fiscale permettant de réaliser cet objectif, et on pousse au contraire l’Europe du Sud à se lancer dans une vaste braderie d’actifs publics à bas prix. La cohérence et le courage, c’est pour quand ?