Le protectionnisme, une arme utile... faute de mieux
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris
Libération, mardi 20 décembre 2011
Pourquoi les économistes, dans leur immense majorité, croient-ils au libre échange? Parce qu'ils ont appris à l'école qu'il était plus efficace de commencer, dans un premier temps, par produire le plus de richesses possibles, en s'appuyant sur des marchés libres et concurrentiels, afin d'utiliser au maximum les avantages comparatifs des uns et des autres. Quitte, dans un second temps, à redistribuer de façon équitable les gains de l'échange, au moyen d'impôts et de transferts transparents à l'intérieur de chaque pays. Voici ce que l'on apprend à l'école en économie: la redistribution efficace est la redistribution fiscale; il faut laisser les marchés et les prix faire leur travail, en les distordant le moins possible (la fameuse "concurrence libre et non faussée"); quitte à redistribuer ensuite, "dans un second temps".
Tout n'est pas faux dans cette belle histoire, loin de là. Mais elle pose tout de même un problème majeur. Au cours des 30 dernières années, les échanges de biens et services ont été fortement libéralisés, au nom notamment de cette logique. Or le second temps, celui de la redistribution fiscale accrue, n'est jamais venu. Au contraire: la concurrence fiscale a laminé les impôts progressifs patiemment construits au cours des décennies précédentes. Les plus riches ont bénéficié de fortes réductions d'impôts, alors même qu'ils étaient déjà les premiers bénéficiaires de la libéralisation des échanges et de la mondialisation. Les plus modestes ont dû se contenter de hausses de cotisations sociales et d'impôts sur la consommation, tout cela dans un contexte de stagnation des salaires et de l'emploi. Loin de redistribuer plus équitablement les gains de la libéralisation, la redistribution fiscale a au contraire eu tendance à en accentuer les effets inégalitaires.
Certains diront: c'est dommage, mais que peut-on y faire? Si les préférences politiques de l'électorat ont conduit à choisir moins de redistribution fiscale, on peut bien sur le regretter. Mais on ne va tout de même pas rétablir les barrières douanières, car cela ne ferait qu'abaisser la croissance déjà bien faible.
Certes. Sauf qu'à bien y regarder, la libéralisation inconditionnelles des échanges et le dumping fiscal ont partie liée. On a désarmé la puissance publique sans rien obtenir en échange. Avec l'interdiction des taxes sur les importations et des subventions aux exportations, on a même encouragé les Etats à développer d'autres outils pour promouvoir leur production nationale, notamment en détaxant les investissements étrangers et le travail très qualifié (tout cela de façon parfaitement autorisée, bien sûr). Sans compter que la libéralisation des services financiers et des flux de capitaux a directement facilité l'évasion fiscale, aussi bien au niveau des entreprises que des particuliers. Faute d'une coordination adéquate entre pays, cela a fortement limité la capacité des Etats à mener une politique fiscale autonome.
Un exemple parmi d'autres: la directive épargne mise en place en 2005 était enfin censée permettre des échanges automatiques d'informations entre administrations fiscales européennes, de façon à ce que chaque pays puisse connaître en temps réel les placements détenus par ses résidents à l'étranger et les intérêts correspondants. Sauf qu'elle ne s'applique toujours pas au Luxembourg ou à la Suisse, qui vient de négocier séparément une prolongation de son régime dérogatoire lui permettant - en toute légalité - de ne pas révéler l'identité des titulaires de comptes dans ses banques. Et sauf que la directive ne concerne de toute façon que l'épargne bancaire et les obligations, et exclut donc l'essentiel des placements financiers importants détenus à l'étranger (et notamment les comptes titres en actions).
Pour que cela change vraiment, il faudra autre chose que de paisibles sommets du G20 et des déclarations de bonnes intentions. Pour faire céder les paradis fiscaux, et plus généralement pour mettre en place les régulations financières, sociales et environnementales qui s'imposent pour reprendre le contrôle d'un capitalisme mondialisé devenu fou, l'arme commerciale sera sans doute indispensable. Si l'Europe parle d'une seule voix et cesse de se comporter comme un nain politique, alors on pourra même éviter de mettre les menaces d'embargos et de protections à exécution. Ce qui serait préférable, car si le protectionnisme - comme la police - est une arme dissuasive essentielle que les Etats doivent garder à portée de main, il n'est pas en soit une source de prospérité (contrairement à ce que certains "démondialisateurs" enthousiastes semblent s'imaginer). Mais si l'on choisit d'approfondir la construction européenne sans réelle avancée dans cette direction, alors on court le risque de susciter des replis nationalistes extrêmement violents.