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Quel fédéralisme, pour quoi faire?

Libération, mardi 4 juillet 2012

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ehess et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.

En repoussant les choix importants à plus tard, les responsables européens réunis à Bruxelles vendredi dernier n'ont fait que gagner un peu de temps. La perspective d’union bancaire, avancée importante, reste malheureusement floue. La question des eurobonds n’a même pas été évoquée. Pour une raison simple : aucune proposition française précise d’union budgétaire et politique permettant de mettre en place concrètement les eurobonds n’avait été formulée. Trois ans après le début de la crise de l'euro, on continue de faire croire que l'on pourra en venir à bout en accumulant rustines et sommets de la dernière chance, rituellement conclus par des conférences de presse nocturnes et des cris de victoire.

Mais la difficulté reste entière: quelle forme originale et pragmatique pourrait prendre le fédéralisme européen ? Tout le monde sent bien que l'euro ne peut survivre sous sa forme actuelle. Mais en même temps le saut fédéral fait peur, en partie pour de bonnes raisons, dont il faut urgemment débattre afin de dépasser ces craintes.

Dans ces colonnes (Libération du mardi 18 juin 2012), Bruno Amable expliquait récemment que le saut fédéral risquait fort d’être un « saut mortel » pour la protection sociale. L’argument de Bruno Amable, précis et effrayant, est le suivant. Les systèmes européens de protection sociale sont fragiles. Ils sont le produit de compromis nationaux spécifiques et de valeurs de solidarités patiemment construites dans le cadre des Etats nations. Tout cela risquerait d’être remis en cause dans le cadre d’un vaste Etat fédéral, où les conflits ethniques ou nationaux l’emportent souvent sur le conflit de classe. Concrètement, les Etats-Unis d’Amérique n’ont pas développé d’Etat providence car ils ne voulaient pas payer pour les Noirs, et les Etats-Unis d’Europe risqueraient de démanteler le leur car ils ne veulent pas payer pour les Grecs.

Là où le bât blesse, je crois, dans ce raisonnement, c’est que rien ne nous oblige dans le cadre du fédéralisme européen à tout uniformiser et à tout mettre en commun. La règle doit être simple : il faut mettre en commun ce que nous n’arrivons pas à faire tous seuls. Rien de plus, rien de moins. Il serait totalement inutile et contreproductif de fusionner les systèmes de retraite des différents pays. Nous avons déjà bien du mal, au niveau français, à modifier les règles, à rapprocher les différents régimes, à articuler le droit à la retraite avec celui à la formation continue. Il y a peu de chances que le problème se simplifie et que le débat devienne plus serein en le déplaçant à un niveau plus élevé. Même chose pour la fusion CSG-impôt sur le revenu ou la semaine de quatre jours à l'école : pour l’essentiel, ces débats et ces compétences doivent rester au niveau national.

Par contre, il existe des domaines, comme la régulation des marchés financiers et des paradis fiscaux, où chaque pays ne peut pas grand chose tout seul, et où le bon niveau d'intervention est clairement européen. A l'échelle de l'économie mondiale, la France et l'Allemagne sont à peine plus gros que la Grèce ou l'Irlande. En continuant de nous diviser, nous nous plaçons dans la main des spéculateurs et des fraudeurs. Ce n'est pas la meilleure façon de défendre le modèle social européen.

C'est pourquoi il faut d'urgence mettre en commun les dettes publiques de la zone euro, afin que les marchés cessent d'imposer des taux d'intérêt erratiques et déstabilisants aux uns et aux autres, et l'impôt sur les bénéfices des sociétés, qui est aujourd'hui massivement contourné par les sociétés multinationales. Ce sont ces deux outils, et ces deux outils seulement, qu'il faut mutualiser et placer sous le contrôle d'une autorité politique fédérale.

Concrètement, si l'on crée une nouvelle chambre budgétaire de la zone euro, en rassemblant les députés des commissions des finances et des affaires sociales des parlements nationaux, alors c'est cette chambre qui déciderait à la majorité, à l'issue d'un débat public et démocratique, sur proposition d'un ministre des finances européen responsable devant cette chambre, du volume de dette publique commune que le trésor européen pourrait émettre chaque année. Mais chaque parlement national resterait ensuite entièrement libre du niveau global de prélèvements et de dépenses, et bien sûr de leur répartition. Concrètement, si l'on décide que le déficit européen est de 3% du PIB, alors cela n'empêche nullement un pays d'avoir 50% du PIB en dépenses et 47% en prélèvements, et un autre d'en avoir 40% et 37%. Un tel système exige un nouveau traité entre les pays souhaitant aller de l'avant, mais cela n'est nullement hors d'atteinte, pour peu que la volonté politique existe, en particulier au niveau français. Espérons que le débat sur le fédéralisme européen puisse enfin avoir lieu dans les mois qui viennent.