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Propager la révolution démocratique au reste de l'Europe

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris

Libération, mardi 27 janvier 2015

Le triomphe électoral de Syriza en Grèce est peut-être en passe de bouleverser la donne en Europe, et de mettre fin à l'austérité qui mine notre continent et sa jeunesse. D’autant plus que les élections prévues fin 2015 en Espagne pourraient donner un résultat similaire, avec la montée en puissance de Podemos. Mais pour que cette révolution démocratique venue du sud parvienne à modifier réellement le cours des choses,  encore faudrait-il que les partis de centre-gauche actuellement au pouvoir en France et en Italie adoptent une attitude constructive et reconnaissent leur part de responsabilité dans la situation actuelle.

Concrètement, ces forces politiques devraient se saisir de cette occasion pour dire haut et fort que le traité budgétaire adopté en 2012 a été un échec, et pour mettre sur la table de nouvelles propositions permettant une véritable refondation démocratique de la zone euro. Dans le cadre des institutions européennes actuelles, corsetées par des critères rigides sur les déficits et la règle de l’unanimité sur la fiscalité, il est tout simplement impossible de mener des politiques de progrès social. Il ne suffit pas de se plaindre de Berlin ou de Bruxelles: il faut proposer de nouvelles règles.

Soyons bien clairs : à partir du moment où l’on partage une même monnaie, il est parfaitement justifié que l’on coordonne le choix du niveau du déficit, ainsi d’ailleurs que les grandes orientations de notre politique économique et sociale. Simplement, ces choix communs doivent être faits de façon démocratique, au grand jour, à l’issue d’un débat public et contradictoire. Et non pas en appliquant des règles mécaniques et des sanctions automatiques, qui ont conduit depuis 2011-2012 a une réduction excessivement rapide des déficits et à une récession généralisée en zone euro. Résultat : le chômage a explosé alors qu’il baissait partout ailleurs (aux Etats-Unis comme dans les pays extérieurs à l’euro), et les dettes publiques ont augmenté, à l’inverse de l’objectif proclamé.

Le choix du niveau du déficit  et d'investissement public est une décision politique, qui doit pouvoir s’adapter rapidement à la situation économique. Il devrait être fait démocratiquement, dans le cadre d’un parlement de la zone euro, dans lequel chaque parlement national serait représenté en proportion de la population de chaque pays, ni plus ni moins. Avec un tel système, on aurait eu moins d’austérité, plus de croissance et moins de chômage. Cette nouvelle gouvernance démocratique permettrait également de reprendre la proposition de mise en commun des dettes publiques supérieures à 60% du PIB (afin de partager le même taux d'intérêt et de prévenir les crises futures), et la mise en place d'un impôt sur les sociétés unifié pour la zone euro (seule façon de mettre fin au dumping fiscal).

Malheureusement, le risque aujourd’hui est que les gouvernements français et italiens se contentent de traiter le cas grec comme un cas spécifique, en acceptant une légère restructuration de la dette grecque, sans remettre en cause fondamentalement l'organisation de la zone euro. Pourquoi? Parce qu'ils ont passé beaucoup de temps à expliquer à leur opinion que le traité budgétaire de 2012 fonctionnait, et qu'ils ont peur de se dédire aujourd’hui. Ils expliqueront donc qu’il est trop compliqué de changer les traités, alors même que la réécriture de 2012 a été réglée en 6 mois, et que rien n'interdit évidemment de prendre des mesures d'urgence en attendant la mise en place de nouvelles règles.

Mieux vaut pourtant reconnaître les erreurs tant qu'il est temps, plutôt que d'attendre de nouveaux chocs politiques venus de l'extrême-droite. Si la France et l’Italie tendaient aujourd’hui la main à la Grèce et à l’Espagne pour proposer une véritable refondation démocratique de la zone euro, alors l’Allemagne devra bien finir par accepter un compromis. C’est l’absence de proposition et de perspective qui mine aujourd’hui le débat européen.

Tout dépendra aussi de l’attitude des socialistes espagnols, actuellement dans l’opposition.  Moins laminés et discrédités que leurs homologues grecs, ils doivent néanmoins accepter qu’ils auront beaucoup de mal à gagner les prochaines élections sans s’allier avec Podemos, qui arrivera peut-être même en première position, si l'on en croit les derniers sondages. Qu’importe : le renouvellement des partis politiques est parfois nécessaire, et seul compte le programme d'action qui émergera de tout cela.

Et ne nous imaginons surtout pas que le nouveau plan annoncé par la BCE va suffire à régler les problèmes. Un système de monnaie unique avec 18 dettes publiques et 18 taux d'intérêt différents est fondamentalement instable. La BCE tente de jouer son rôle, mais pour relancer l'inflation et la croissance européenne il faudrait une relance budgétaire. Faute de quoi il est à craindre que les nouveaux milliards imprimés par la BCE aboutissent à des bulles sur certains actifs, et non à relancer l'inflation des prix à la consommation. La priorité en Europe aujourd'hui devrait être d'investir dans l'innovation et la formation. Pour cela, il faudrait une union politique et budgétaire renforcée de la zone euro, avec des décisions prises à la majorité dans un parlement véritablement démocratique. On ne peut pas tout demander à une banque centrale.