"Il est plus que temps de réparer les fautes originelles de la zone euro"
Interview avec Thomas Piketty
Les Echos, 29 aout 2014
L'économie mondiale est repartie, mais la croissance européenne est toujours à la peine. Pourquoi ?
L'Europe souffre avant tout d'un déficit démocratique. C'est cette faiblesse qui explique pour l'essentiel la crise que nous traversons. Si vous les regardez de près, les fondamentaux économiques de la zone euro en particulier ne sont pas si mauvais. Mais la réponse qui a été apportée à la crise de défiance des investisseurs vis-à-vis de la monnaie unique a été complètement inadaptée. Ce sont nos choix collectifs qui ont aggravé les choses. En choisissant de réduire la dette publique à marche forcée, alors que l'inflation et la croissance flirtent avec zéro, les dirigeants européens ont pris le risque d'installer une période de langueur économique de longue durée. Dans un tel environnement, ce n'est pas cinq ans qu'il va falloir pour résorber nos excédents de dettes, mais vingt ou trente ans ! C'est un comble, alors que nos fondamentaux ne sont pas pires que ceux du Royaume-Uni ou des Etats-Unis. Si le redressement économique britannique devait se confirmer, cela rendrait d'autant plus urgente la nécessité d'engager un examen de conscience au sein de la zone euro.
Les institutions européennes ont quand même su s'adapter au coeur de la crise pour prendre des mesures renforçant la solidarité au sein de la zone euro.
En fait, tout vient de l'erreur faite au moment de la création de la monnaie unique. En renonçant à la souveraineté monétaire sans créer d'union économique et fiscale, nous avons opté pour le pire des deux mondes. L'abandon de souveraineté monétaire a privé le sud de l'Europe de l'arme de la dévaluation, qui lui aurait permis de sortir de manière beaucoup moins douloureuse de la crise. En supprimant la spéculation sur les taux de change, on avait cru naïvement qu'on créerait un espace économique homogène. Mais la spéculation n'a pas disparu, elle s'est déplacée des monnaies vers les taux d'intérêt. Quant à l'absence d'union économique, elle se traduit notamment par l'existence de dix-huit impôts sur les sociétés différents au sein de la zone euro. Ce qui revient à ouvrir un boulevard pour les firmes multinationales qui veulent optimiser leur fiscalité… Il est plus que temps de réparer ces fautes originelles et de mettre enfin en place une politique budgétaire commune, mais cela nécessite forcément de faire évoluer nos institutions. C'est le sens du Manifeste que j'ai signé au printemps.
Que prévoit-il ?
Aujourd'hui, l'Europe se méfie à la fois des marchés et de la démocratie. Je pense qu'il faut faire confiance à la démocratie. On vit actuellement dans la fiction d'un bicaméralisme avec un Parlement européen élu au suffrage universel et un conseil des chefs d'Etat qui fait office de seconde chambre. Ce système est une machine à créer des égoïsmes nationaux et de l'inertie. C'est l'Europe du Congrès de Vienne. C'est un peu comme si le Sénat américain était composé des gouverneurs d'Etat et que deux d'entre eux représentaient 50 % de l'ensemble ! C'est pour cette raison qu'il faut créer une nouvelle instance démocratique, un véritable Parlement de la zone euro qui s'appuierait sur les Parlements nationaux en proportion de chaque population. Cette instance dans laquelle les décisions se prendraient à la majorité pourrait se saisir des questions fiscales ou de mutualisation de la dette publique par exemple. Mais étant donné le niveau de rejet actuel des institutions européennes, on ne peut pas entamer ces changements à dix-huit. Il faudrait commencer dans un cercle beaucoup plus étroit, et démontrer aux autres que cela peut fonctionner.
Pensez-vous que ces propositions aient une chance d'être reprises, alors qu'il est si compliqué de faire évoluer les traités ?
Je ne suis pas d'accord. En 2012, on a changé les traités en six mois. Les Allemands présenteront bientôt leurs propositions. La Cour constitutionnelle de Karlsruhe a déjà émis des doutes sur le soubassement politique des mesures prises pendant la crise, comme la création du Mécanisme européen de stabilité. Si la France n'élabore pas son propre projet démocratique européen, elle risque de se retrouver coincée. Mais c'est vrai que le manque d'initiative de François Hollande sur la scène européenne est désespérant.
Et sur la scène française ? Etes-vous convaincu par la conversion de l'exécutif à la politique de l'offre ?
Le problème n'est pas la politique de l'offre, mais plutôt l'absence de politique. On commence par supprimer des baisses de cotisations patronales en début de mandat, puis on introduit le Cice pour compenser... Ce dispositif ne fait que renforcer la complexité de notre système fiscalo-social. Je milite au contraire pour une simplification majeure. Notre système actuel est inefficace et coûteux. Il faut donc le réformer d'urgence. Sur les retraites, par exemple, on a fait une réforme qui n'a rien changé. Les régimes actuels représentent la moitié du surcroît de dépenses publiques qu'accuse la France par rapport au reste des pays de l'OCDE. Aujourd'hui, un quart des salaires bruts sert à financer les pensions. Pour quel résultat ? La plupart des Français sont convaincus qu'ils n'auront pas de retraite ! Il est donc plus que temps de s'attaquer à ce chantier. La solution passe par une unification des régimes et par la mise en place d'un système de comptes individuels conservant le principe de la répartition. Les plus jeunes générations, qui ne comprennent rien à leurs droits futurs, sont prêtes pour un tel changement.
Le principe d'une réforme fiscale semble être enterré ? C'est un sujet que vous connaissez bien. Le regrettez-vous ?
Quand les prélèvements obligatoires atteignent 50 %, je ne suis pas étonné que l'on assiste à des frondes fiscales. C'est tout à fait compréhensible. Le problème c'est qu'elles se traduisent le plus souvent par une complexification accrue de notre fiscalité. L'épisode des « pigeons », par exemple, s'est traduit par la mise en place d'un nouveau régime d'imposition des plus-values qui est à la fois plus compliqué et plus coûteux pour les finances publiques… Pour faire une réforme fiscale, il faut avoir une vision claire de ce que vous voulez faire. Je milite pour ma part pour un système dans lequel l'imposition ne dépendrait plus de la nature du revenu, mais de son niveau.
Que vous inspire l'opposition à la politique du gouvernement au sein du parti socialiste ?
Je pense que les députés socialistes auraient dû fronder bien plus tôt. Dès le pacte de compétitivité en fait, fin 2012. Il fallait refuser de voter un programme prévoyant une hausse de la TVA six mois à peine après leur élection, alors qu'ils se battaient depuis des années dans l'opposition contre cette disposition. Même chose pour le gel du barème de l'impôt sur le revenu, qui a augmenté les impôts de millions de foyers. Ce genre de changement de pied a des effets catastrophiques sur la valeur des engagements pris par les politiques.
Mais il faut bien trouver les moyens de réduire les cotisations patronales ?
Absolument. Mais la TVA n'est pas le bon véhicule. Un point de TVA, c'est 6 milliards d'euros environ. Ce qui signifie que pour ramener les cotisations patronales au niveau de la moyenne européenne, il faudrait augmenter la TVA de 20 points. Qui prendrait une mesure pareille ? Il faut un impôt ayant une assiette plus large. Il existe déjà, c'est la CSG. Un point de CSG, c'est 12 milliards d'euros à peu près. Surtout, cela permettrait de mieux répartir l'effort en modulant le taux en fonction du revenu de chacun.
Dans votre livre, vous militez pour la mise en place d'un impôt mondial sur le patrimoine. N'est-ce pas utopique ?
Si l'on pense à un impôt unifié au niveau mondial, c'est évidemment utopique. Mais si l'on pense à une meilleure coopération fiscale internationale permettant à chaque région du monde de mieux imposer les bénéfices et les patrimoines, alors c'est un objectif tout à fait réaliste. L'instauration des échanges d'informations automatiques entre pays en est la preuve. Il y a cinq ans, tout le monde considérait que le secret bancaire suisse était une citadelle imprenable. Aujourd'hui, il va peut-être disparaître. On peut regretter qu'il ait fallu attendre les sanctions américaines pour rendre cette évolution possible, mais le résultat est là. Quoi qu'il en soit, contrairement à ce que l'on dit souvent, dans tous les pays, il existe un impôt sur le patrimoine. En France, le premier impôt sur le patrimoine est la taxe foncière (plus de 20 milliards d'euros) et non l'ISF (4 milliards). Aux Etats-Unis, la « property tax » est très lourde. Si on l'appliquait telle quelle en France, elle rapporterait plus de 30 milliards d'euros. L'enjeu est de rendre ces impôts sur les patrimoines plus progressifs, en les réduisant sur les ménages qui cherchent à accéder à la propriété, et en les augmentant sur les multipropriétaires. Je suis frappé de constater qu'au Royaume-Uni la « mansion house tax », qui s'applique sur les transactions immobilières, vient d'être rendue encore plus progressive. Son taux a été porté par les travaillistes à 5 % pour les ventes de plus de 1 million de livres, et à 7 % par les torys pour celles de plus de 2 millions. Au moment où on demande des efforts énormes à la population, il est essentiel d'assurer une plus grande transparence sur les plus gros patrimoines.
Cela ne règle pas le problème de l'optimisation fiscale, dont certaines multinationales se sont faites les championnes, afin de réduire leur impôt à zéro parfois.
Je pense que le traité transatlantique actuellement en cours de négociation entre l'Europe et les Etats-Unis constitue une formidable opportunité pour régler cette question en créant un impôt minimal sur les profits des multinationales. Il ne faut pas que ce traité vise seulement une libéralisation accrue des échanges. Ces discussions mettent autour de la table 50 % du PIB mondial : il faut que cela soit l'occasion de mettre de la justice fiscale dans la mondialisation.