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Du coût exorbitant d'être un petit pays

Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ehess et professeur à l’Ecole d’économie de Paris

Libération, mardi 9 septembre 2014

Il aura donc fallu des milliers de morts en Ukraine et des mois d’hésitations coupables pour que la France accepte finalement de suspendre provisoirement ses livraisons d'armes à la Russie. Tout cela pour des ventes de frégates qui rapportent à peine plus de 1 milliard d'euros, ce qui est un profit somme toute dérisoire relativement aux enjeux humains et géopolitiques, et au danger militaire réel que représentent ces livraisons stratégiques. Par comparaison, on peut rappeler par exemple que la justice américaine vient de ponctionner tranquillement plus de 6 milliards d'euros à BNP Paribas. Que n’aurait-on pas entendu si l’Etat français avait voulu faire payer une telle somme à notre première banque nationale et européenne ! Ces deux chiffres, qui n'ont a priori rien à voir l’un avec l’autre, révèlent en vérité les deux facettes d'une même pièce. Dans la nouvelle économie monde, le coût d'être un pays de petite taille devient exorbitant: on se retrouve à accepter des choses de plus en plus inacceptables et contradictoires avec nos valeurs.

Pour grapiller quelques milliards à l’exportation, on devient prêt à vendre n’importe quoi à n’importe qui. On est prêt à devenir un paradis fiscal, à faire payer moins d’impôts aux oligarques et aux multinationales qu’aux classes moyennes et populaires, à s’allier avec des émirats pétroliers peu progressistes pour récupérer quelques miettes pour nos clubs de foot. Et à l’inverse on subit la loi des grands pays, en l’occurrence les Etats-Unis, qui utilisent le poids de leur système judiciaire pour imposer des amendes records et des décisions arbitraires un peu partout dans le monde, en France ou en Argentine (dont les remises de dette viennent subitement d’être remises en cause). Or tous les pays européens, y compris bien sûr la France et l’Allemagne (récemment scandalisée par l’affaire des écoutes de la NSA), vont de plus en plus se retrouver dans la situation de pays minuscules, prêts à tout sacrifier et à tout subir. C’est pourquoi la priorité de notre époque et de notre continent sera pour longtemps l’union politique, au nom de nos valeurs et de notre modèle de société européen.

Or cette union piétine. On peut se réjouir du fait qu’un polonais vient d’être nommé président du Conseil européen, et y voir le succès de l’extension de l’union à l’est. Avec une population de plus de 500 millions d’habitants et un PIB cumulé de plus de 15 000 milliards d’euros, soit près d’un quart du PIB mondial, l’Union européenne à 28 pays a les moyens d’imposer des décisions et ses sanctions. Notamment à la Russie, dont la surface économique et financière est dix fois plus faible, et qui ne résisterait pas longtemps à une action déterminée. Et en même temps ce président polonais nous rappelle également que la Pologne n’a aucune envie de rentrer actuellement dans la zone euro, qui constitue le cœur politique et économique de l’Europe (près de 350 millions d’habitants et de 12 000 milliards d’euros de PIB),  mais qui apparaît de plus en plus comme un échec aux yeux du monde comme des européens.

Il faut se résoudre à l’évidence : si l’on veut avancer vers l’union politique, en particulier sur les questions budgétaires, fiscales et financières, cela ne pourra se faire qu’en bâtissant des institutions démocratiques et parlementaires nouvelles au sein d’un petit nombre de pays, à l’intérieur de la zone euro. Avec un parlement de la zone euro, et un ministre des finances responsable devant cette chambre, on pourrait voter au grand jour un plan de relance, un niveau commun de déficit, un impôt commun sur les sociétés, une régulation bancaire, et faire un contrepoids politique et démocratique à la banque centrale européenne, dont on ne peut pas tout attendre. Quand cette union renforcée aura démontré son efficacité et sa capacité à fabriquer de la décision politique et du progrès social, alors d’autres pays au sein de l’union à 28 auront peut-être envie de rejoindre ce noyau dur. Ce n’est pas en attendant les bras ballants que les choses vont s’arranger naturellement.

Le gouvernement français, avec le gouvernement italien et quelques autres, doit faire maintenant des propositions. Cela n’a aucun sens de répéter qu’il est impossible de modifier les traités, alors même qu’ils ont été réformés en 6 mois en 2012, et qu’ils le seront encore. Même si elle craindra sans doute d’être mise en minorité sur les choix de déficit, l’Allemagne ne pourra pas refuser longtemps une véritable proposition d’union politique renforcée, à partir du moment où elle pèserait bien sur de tout son poids démographique dans ce parlement de l’euro. Le gouvernement français ne va pas pouvoir passer les trois années qui viennent dans l’attente de la reprise. François Hollande a commis une énorme erreur en 2012 en s’imaginant que sa stratégie de réduction à marche forcée des déficits allait permettre de renouer avec la croissance. Il est temps de le reconnaître et d’en changer, avant qu’il ne soit trop tard.