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De l’oligarchie en Amérique

Libération, mardi 22 avril 2014

Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ehess et professeur à l’Ecole d’économie de Paris

 

L’avenir de l’Amérique sera-t-il oligarchique et ploutocratique ? Une décision récente de la Cour suprême retirant toute limite au financement privé des campagnes politiques vient de relancer cette crainte. Les centaines de millions de dollars déversés par les frères Koch, milliardaires hyper-républicains, pour les spots et les think tanks au service des candidats les plus droitiers, sont devenus le symbole de l’argent tout puissant. Le spectre d’une dérive hyper-inégalitaire et d’une capture croissante du processus politique par les « 1% » agite comme jamais les débats outre-Atlantique. Il y a quelques années déjà, le mouvement « Occupy Wall Street » et ses étranges slogans (« Nous sommes les 99% ») avaient surpris l’Europe.  Notre continent est bien davantage préoccupé - en partie à raison - par la modernisation de son Etat social et les ratés de sa monnaie unique. Si Obama a récemment expliqué que l’inégalité était « le principal défi de notre temps », c’est d’abord parce que la montée des inégalités a été infiniment plus massive aux Etats-Unis. Dans un premier temps, on a assisté à un envol sans précédent des rémunérations des super-cadres. La concentration croissante des patrimoines est maintenant en passe de devenir le principal enjeu. La part détenue par les 1% les plus riches dans le capital national américain s’approche dangereusement des sommets observés dans l’Europe de l’Ancien régime et de la Belle époque. Pour un pays qui s’est largement construit comme l’antithèse des sociétés patrimoniales européennes, le choc est rude.

 

La croissance perpétuelle de la population américaine, le dynamisme de ses universités et de ses innovations, ont pour l’instant préservé le pays de cette dérive. Mais cela ne suffit plus. Une première fois déjà, vers 1900-1920, la montée des inégalités avait suscité un vaste débat national - c’était l’époque du Gilded Age, de Rockfeller et de Gatsby le magnifique. C’est ainsi que le pays s’est retrouvé à inventer dans l’entre-deux-guerres une fiscalité lourdement progressive sur les plus hauts revenus et les plus importants patrimoines hérités, avec des taux marginaux supérieurs atteignant ou dépassant les 70-80% pendant un demi-siècle.

 

Va-t-on assister dans les années et décennies à venir à une réaction similaire de la démocratie américaine ? La décision de la Cour suprême montre que la bataille politique promet d’être rude - mais elle peut être gagnée. Les juges constitutionnels américains avaient déjà tenté de bloquer l’impôt sur le revenu au 19e siècle et le salaire minimum dans les années 1930. Ils semblent bien partis pour jouer le même rôle réactionnaire aujourd’hui, à l’image d’ailleurs du Conseil constitutionnel français, de plus en plus prompt à donner force de loi à ses opinions fiscales conservatrices, en toute bonne conscience.

 

Une difficulté supplémentaire vient du fait que la régulation du capitalisme patrimonial du 21e siècle exige le développement de nouveaux outils et de nouvelles formes de coopération internationale. Les Etats-Unis représentent à eux seuls près du quart du PIB mondial. Le pays a la taille suffisante pour agir, en particulier pour transformer son impôt proportionnel sur les propriétés immobilières (issu du 19e siècle, comme d’ailleurs les impôts similaires en Europe, à l’image de la taxe foncière en France) en un impôt annuel et progressif sur le patrimoine net individuel (prenant en compte les emprunts et les actifs financiers). Cela permettrait d’améliorer la situation de tous ceux qui cherchent à accéder à la propriété, tout en limitant la concentration au sommet. Les Etats-Unis ont également montré leur capacité à faire plier les banques suisses pour obtenir des transmissions automatiques d’informations sur les avoirs financiers de leurs ressortissants.

 

Pour aller plus loin, il faudrait que l’Union européenne joue enfin son rôle et développe avec les Etats-Unis un véritable registre international des titres et des actifs. L’opacité financière et la concentration croissante des patrimoines sont des défis qui concernent l’ensemble de la planète. D’après les classements établis depuis 1987 par Forbes, les plus hauts patrimoines mondiaux ont progressé à un rythme moyen de l’ordre de 6-7% par an entre 1987 et 2013, contre à peine 2% pour le patrimoine moyen au niveau mondial. Le risque de dérive oligarchique existe sur tous les continents.

 

En Chine, les autorités ont pour l’instant choisi de réguler le problème au cas par cas, à la russe : on tolère les oligarques tant qu’ils sont dociles avec le pouvoir, et on les exproprie s’ils menacent les princes rouges du moment, ou bien si l’on sent que le seuil de tolérance de l’opinion publique risque d’être franchi. Les autorités chinoises semblent toutefois commencer à réaliser les limites d’une telle approche, et les débats sur la mise en place d’un impôt sur la propriété ont déjà largement commencé. La taille du pays (bientôt un quart du PIB mondial) et son caractère hautement centralisé (bien d’avantage que les Etats-Unis) lui permettraient d’agir avec efficacité le cas échéant.

 

Dans ce paysage global, l’Union européenne (le troisième quart du PIB mondial) souffre évidemment de son émiettement politique. Compte tenu des besoins de financement de son modèle social, elle est pourtant la partie du monde qui a le plus intérêt à agir contre les paradis fiscaux. En proposant de placer cette question au cœur du futur traité euro-américain, elle a toutes les chances d’être entendue par une Amérique en proie au doute inégalitaire.