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"Libé": c'est quoi être libre ?

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris

Libération, mardi 25 février 2014

La crise à "Libé" a au moins le mérite de poser une question essentielle. C'est quoi être libre, quand on est possédé par un actionnaire, et de surcroit par un actionnaire imbu de son pouvoir? Quelles formes de gouvernances alternatives doit-on inventer au 21e siècle pour échapper à la dictature du propriétaire tout-puissant, et permettre enfin un contrôle démocratique et participatif du capital et des moyens de production? Cette question éternelle, que certains ont cru pouvoir refermer après la chute de l'anti-modèle soviétique, n'a en vérité jamais cessé de se poser.

Elle se pose notamment dans le secteur des journaux et des médias en général, où des structures de propriété mixte sous forme d'associations on de fondations ont récemment connu un regain d'intérêt, avec le double objectif de garantir l'indépendance des rédactions, et de promouvoir des modèles innovants de financement. Dans le contexte de crise aigue que connaissent actuellement les médias, menacés par un concurrence effrénée et un émiettement des rédactions, c'est l'ensemble du modèle qui doit être repensé (comme l'ont bien montré les travaux récents de Julia Cagé).

Mais la question des formes alternatives de propriété du capital se pose également dans l'ensemble des secteurs culturels et éducatifs, sur tous les continents. A ma connaissance, personne n'a jamais proposé de transformer l'université Harvard (dont la dotation dépasse les capitaux propres des plus grandes banques européennes) en une société par actions. Pour prendre un autre exemple, plus modeste, les statuts de la fondation "Ecole d'économie de Paris" prévoient que le nombre de sièges des fondateurs privés au conseil d'administration augmente légèrement avec leur apport en capital, tout en restant dans tous les cas nettement inférieur au nombre de sièges des fondateurs publics et des responsables scientifiques. Et c'est tant mieux: la tentation d'abus de pouvoir peut sévir tout autant parmi les sympathiques donateurs privés des universités qu'au sein des généreux actionnaires des journaux, et mieux vaut s'en prémunir à l'avance.

A dire vrai, cette même question du partage du pouvoir se pose dans toutes les branches d'activités, dans les services comme dans l'industrie, où coexistent de nombreux modèles alternatifs de gouvernance. Par exemple, les salariés allemands sont bien davantage impliqués qu'en France dans la direction effective de leur entreprise, ce qui de toute évidence ne les empêche pas de produire de bonnes voitures (comme l'a fort opportunément rappelé un livre récent de Guillaume Duval).

A "Libé", la question se pose aujourd'hui avec une acuité particulière. L'actionnaire principal, Bruno Ledoux, adepte semble-t-il des paradis fiscaux et des montages en cascade lui permettant d'éviter de payer ses impôts, a commencé par asséner avec mépris que Libé "ne doit son salut qu’à l’agrégation de subventions de la puissance publique". Il a ensuite expliqué sur les plateaux télé qu'il voulait "prendre à témoin tous les Français, qui raquent pour ces mecs". Cette incroyable déclaration, d'une violence inouïe vis-à-vis des journalistes du quotidien qu'il prétend vouloir sauver, peut sembler irréelle. Elle est pourtant cohérente avec le soi-disant projet dévoilé le même jour, visant à monétiser la marque "Libé" en en chassant les journalistes.

Cette violence verbale, cette violence de l'argent-roi qui se croit tout permis, y compris de dire d'énormes bêtises, nous interpelle tous, comme citoyens et comme lecteurs de Libé. On peut être parfois déçu par le contenu du journal. Mais il suffit d'allumer les chaînes info et leur flux incessant de dépêches abêtissantes pour se rappeler que la démocratie ne peut fonctionner sans le recul que donnent l'écrit et la réflexivité d'un quotidien d'informations générales.

Libé doit vivre, et il faut pour cela dénoncer les mensonges colportés ici et là. Non, les médias ne vivent pas de la charité publique! Un média tel que Libération paie en réalité beaucoup plus de prélèvements obligatoires qu'il ne reçoit d'aides: tout au plus peut-on considérer qu'il est soumis à un taux global de prélèvement un peu moins élevé que la moyenne des activités économiques privés.

Mettons la question dans un contexte plus large. Notre modèle économique consiste à mettre en commun sous forme de taxes, impôts et cotisations diverses environ la moitié des richesses produites chaque année, afin de financer des infrastructures, des services publics et des protections collectives dont chacun bénéficie. Il n'y pas d'un côté des payeurs et de l'autre des receveurs: chacun paie et chacun reçoit. Dans certains secteurs d'activité, dits purement privés, les recettes des ventes sont supposés couvrir la totalité des coûts, mais cela n'empêche évidemment pas de bénéficier des infrastructures publiques. Dans d'autres secteurs, comme la santé ou l'éducation, les recettes effectivement payés par les utilisateurs du service ne représentent qu'une toute petite partie des coûts. Ce choix a été fait pour garantir l'égalité d'accès à ces services, mais aussi parce que l'on s'est convaincu au fil de l'histoire que le modèle de concurrence absolue entre des producteurs cherchant à maximiser leur profit n'est pas toujours le plus adapté, loin de là. Les secteurs de la création culturelle et des médias sont dans une situation intermédiaire. On chérie l'indépendance et le dynamisme qu'apportent des producteurs en concurrence les uns avec les autres, mais on se méfie de l'actionnaire tout puissant. Pour bâtir un modèle viable, il faut sans doute accepter que la part des recettes privées dans le financement total soit également dans une position intermédiaire: beaucoup plus élevée que dans l'enseignement supérieur, par exemple, mais nettement plus faible que dans le cosmétique. Sans oublier de chasser du secteur les petits marquis qui y sévissent.