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Thomas Piketty - Welcome to my home page

 "Il me semble que c'est ce qui a été annulé l'été dernier..."

Le Monde, 6 novembre 2012

Thomas Piketty est directeur d'étude à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris. Proche du parti socialiste, il est l'auteur du livre Pour une révolution fiscale (Seuil), dans lequel il défend notamment une fusion de l'impôt sur le revenu et de la CSG, qui deviendraient tous deux progressifs et prélevés à la source. Pour réformer le financement de la protection sociale, il propose une baisse des cotisations patronales, financée par une hausse de la CSG progressive, avec une augmentation des salaires bruts afin d'éviter un "choc de pouvoir d'achat".

Le Monde.fr : Que pensez vous des conclusions du rapport Gallois ?

Je partage l'objectif de réformer les cotisations sociales, mais ce rapport est un peu décevant, et ni cohérent ni ambitieux. Il n'y a pas de plan cohérent de réforme de la protections sociale, pas de séparation claire entre ce que l'on veut faire financer à long terme par les cotisations et ce que l'on veut faire financer par les impôts.

Le rapport propose à la fois de réduire les cotisations patronales, qui financent les branches maladie et famille – ce que je trouve bien –, mais il propose aussi de réduire les cotisations salariales. Or, celles-ci financent les retraites et le chômage. Il est question des retraites et de l'assurance maladie des Français, il ne s'agit pas seulement de renforcer les exportations pour 2013. Il est vraiment important que la structure de financement soit claire et compréhensible.

Le gouvernement prévoit une hausse de la TVA de 19,6 % à 20 %, est-ce une bonne solution ?

Il me semble que c'est ce qui a été annulé l'été dernier [la TVA sociale]... Avec la TVA, malgré tous les taux réduits, le ciblage social obtenu est toujours moins bien qu'avec l'impôt direct : l'assiette de la CSG est deux fois plus large que celle de la TVA. Si l'on a inventé l'impôt direct au XXe siècle, c'est parce qu'il permet de répartir la charge fiscale en fonction du niveau de revenus.

Le fait que la gauche en arrive aujourd'hui avec comme seul horizon fiscal un bidouillage sur le taux de TVA sur les produits de première nécessité tout en augmentant le taux général, c'est une régression intellectuelle et politique considérable ! C'est un fusil à un coup, on ne voit pas assez à long teme ; on ne va pas pouvoir augmenter la TVA indéfiniment. Mais, même si je pense qu'il vaut mieux financer la protection sociale par une CSG progressive, c'est mieux que de ne rien faire du tout.

Il est également prévu de mettre en place un crédit d'impôt pour les entreprises "pour la compétitivité et l'emploi".

A priori, je suis sceptique. Soit il est proportionnel à la masse salariale, et c'est équivalent à une baisse du taux de cotisation patronale, soit il est proportionnel à la variation de masse salariale d'une année sur l'autre – donc aux créations d'emploi –, ce que je crains. Et dans ce cas, on s'oriente vers une énorme usine à gaz. Tout cela ne ressemble pas à une réforme fiscale claire et lisible.

Justement, cette réforme fiscale "claire et lisible" que vous appeliez semble avoir été abandonnée...

Je pense que cela vient d'une part d'un manque de courage politique et du fait qu'il n'y ait jamais eu, de la part de François Hollande, de volonté de remise à plat du système fiscal, ce dont je m'étais rendu compte dès janvier 2011. Tout le monde fait semblant d'être pour la fusion de l'impôt sur le revenu et de la CSG mais, en fait, aucun des points litigieux n'est jamais tranché, comme la question du prélèvement à la source ou le maintien ou non du quotient conjugal.

Ce n'est qu'une question de volonté politique ?

Ce qui m'inquiète le plus, c'est que j'ai l'impression qu'il y a également une part d'incompétence. Il y un côté vase clos de l'administration qui fait que les gens aujourd'hui au pouvoir ont tous des expériences très franco-françaises et une connaissance des réformes fiscales dans le monde à peu près nulle.

Quand je leur parle de CSG progressive ou de prélèvement à la source, ils se mettent dans tous leurs états. [Le ministre du budget] Jérôme Cahuzac a passé tellement de temps dans les micro amendements en commission des finances [dont il était le président], à changer des virgules dans le code des impôts, qu'il se noie dans un verre d'eau quand vous lui parlez d'une réforme un peu globale.

Or, la politique économique du gouvernement montre là les impasses d'une approche gradualiste : vous vous faites plein d'ennemis à chaque fois que vous supprimez une niche, et vous n'arriverez jamais au bout du processus. Sans compter que vous singularisez les perdants en les désignant individuellement.

On a besoin d'une réforme fiscale d'ensemble pour des raisons de justice fiscale, mais aussi d'efficacité. Notre système fiscal est extraordinairement complexe et archaïque par certains côtés, et la gauche néglige totalement le fait que si on veut sauver notre modèle social français et européen, nous avons besoin de moderniser en profondeur notre système de recettes et de dépenses.

Propos recueillis par Hélène Bekmezian