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Elections italiennes: la responsabilité de l'Europe

Libération, mardi 26 février 2013

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ehess et professeur à l'Ecole d'économie de Paris

Vue de France, l'incroyable remontée de Berlusconi pendant la campagne italienne, et plus généralement le score élevé du vote populiste, et l’instabilité politique qui s’annonce pour les années à venir, semblent difficiles à comprendre. Il existe certes une irréductible spécificité berlusconienne italienne.

Il serait cependant trop facile de tout renvoyer à cet exotisme transalpin, sans rapport avec nos propres réalités et nos propres responsabilités. La France a elle aussi des tropismes électoraux surprenants, à commencer par le vote lepeniste, père et fille, qui ne cesse d’étonner les observateurs étrangers.

L’engouement pour l’humoriste Beppe Grillo, qui a séduit nombre d’électeurs de gauche en proposant tout à la fois un revenu minimum et un référendum pour sortir de l’euro, avec le soutien d’intellectuels et d’écrivains comme Dario Fo, n’est pas sans rappeler l’engouement pour Coluche, qui fin 1980 et début 1981 dépassait 15% dans les sondages, avec le soutien de Pierre Bourdieu et Gilles Deleuze, avant de se retirer de la course à la présidentielle. Dans les deux cas, on observe la même défiance vis-à-vis des élites politiques jugées carriéristes, et du manque de courage et de clarté de leurs engagements. Est-on bien sûr que cela ne pourrait jamais se reproduire en France ?

Mais si l’élection italienne nous interpelle, c’est avant tout parce que la défiance croissante des italiens vis-à-vis de l’Europe, alors qu’ils étaient jusqu’à récemment les plus européens de tous, est en partie due à notre égoïsme et à notre frilosité. L’Union Européenne, et en particulier les dirigeants de ses deux principales puissances économiques et politiques, l’Allemagne et la France, portent une énorme responsabilité dans la situation catastrophique dans laquelle se trouve aujourd’hui la zone euro, et qui pèse de plus en plus lourdement sur le climat politique dans les pays d’Europe du Sud. L’étincelle peut à tout moment se rallumer en Grèce ou en Espagne, où se déroulera en 2014 un vote à haut risque sur l’indépendance de la Catalogne.

On dit souvent que la BCE, seule institution fédérale forte, a réussi à convaincre les marchés financiers qu’elle serait toujours là pour venir au secours de l’euro, et que cela aurait permis de sortir de la crise. En vérité, une banque centrale ne peut à elle seule garantir la pérennité d’une union monétaire. La meilleure preuve, c’est que l’Italie et l’Espagne continuent de payer des taux d’intérêt beaucoup plus élevés que l’Allemagne et la France.

En 2012, l’Italie a fortement réduit les dépenses et augmenté les impôts, en particulier en créant un nouvel impôt sur le patrimoine immobilier (ainsi que sur les actifs financiers, mais à un taux 8 fois plus faible, faute de coopération européenne adéquate), à tel point que le pays se retrouve en situation d’excédent budgétaire primaire : les impôts dépassent les dépenses de 2,5% de PIB. Le problème est que cette politique a plongé le pays dans la récession, sans pour autant sortir de la spirale de la dette : les intérêts payés sur la dette publique dépassent les 5% du PIB, si bien que le défit secondaire - le seul qui compte pour l’évolution de la dette - est supérieur à 2,5% du PIB. Les efforts consentis par la population semblent vains.

Monti est adulé par le reste de l’Europe ; mais pour les Italiens, tout cela semble absurde. Sans surprise, Berlusconi propose de rembourser le nouvel impôt, et Beppe Grillo de sortir de l’euro.

A dire vrai, il s’agit d’une situation traditionnelle pour l’Italie, qui se retrouve régulièrement à la tête de forts excédents primaires afin de faire face à la charge des intérêts créés par les déficits précédents. Sur l’ensemble de la période 1970-2010, l’Italie est le seul pays du G8 en situation de quasi-équilibre primaire (en moyenne les dépenses n’ont quasiment pas dépassé les recettes). Il est aussi celui dont la dette a le plus fortement progressé, car les intérêts de la dette ont dépassé en moyenne les 6% du PIB (contre 2-3% partout ailleurs).

La nouveauté, c’est que jusqu’ici l’Italie pouvait dévaluer sa monnaie pour sortir des passes difficiles et relancer la machine. Avec l’euro, les pays ont renoncé à leur souveraineté monétaire. La contrepartie devrait être une dette publique mutualisée, permettant à chacun de bénéficier de taux d’intérêts bas et prévisibles. Cela exigerait évidemment le vote en commun du déficit, de façon transparente et démocratique, sans doute en rassemblant les membres des commissions des finances des parlements nationaux pour créer un véritable parlement budgétaire de la zone euro. Si l’Allemagne et la France ne sortent pas enfin de leur égoïsme pour proposer une telle solution, le risque est fort de provoquer de nouvelles secousses politiques, plus graves encore que le vote italien.