Le socialisme de l'usine à gaz
Libération, mardi 20 novembre 2012
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ehess et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.
Lors de sa conférence de presse, François Hollande a annoncé non sans fierté qu’il défendait un "socialisme de l'offre", favorisant la "production", par opposition à un socialisme "plus traditionnel", "axé sur la demande". Quel beau sujet de dissertation pour le bac, et quelle bonne idée de choisir le côté de la production! C’est toujours mieux qu’un socialisme sans production… Le problème est qu’au delà de cette posture réthorique archi-convenue (contrairement à ce que l'on entend ici et là, les socialistes français ont depuis longtemps expérimenté des politiques de l'offre, avec par exemple la baisse d'un tiers du taux de l'impôt sur les sociétés entre 1988 et 1993), on voit surtout se dessiner dans les mesures Ayrault-Hollande de cet automne un socialisme de la niche et de la complexité fiscale, catastrophique pour le modèle social français, qu’il faudrait urgemment moderniser et réformer. Un socialisme de l'usine à gaz, en quelque sorte.
On connaissait déjà la niche des pigeons, accordée aux plus-values : de nombreuses pages ajoutées au code des impôts, sans aucun intérêt pour l’efficacité économique, et encore moins pour la justice fiscale. Voici venu le crédit d’impôt emploi et compétitivité (CIEC), fer de lance du plan compétitivité du gouvernement, et qui n’est en réalité qu’une énorme usine à gaz en construction. C'est l'exemple même de ce qu'il ne faut pas faire: au lieu de se lancer dans une réforme de fond des cotisations sociales, ce qui aurait demandé courage et détermination au gouvernement comme aux partenaires sociaux, on contourne l'obstacle en ajoutant une couche de complexité sur un système fiscalo-social qui en comporte déjà beaucoup trop.
De quoi s’agit-il ? Quiconque a déjà embauché un salarié connaît la difficulté de savoir les taux exacts de cotisations à appliquer. Il faut additionner de multiples taux (plusieurs régimes de retraites, assurance chômage, maladie, famille,...), prendre en compte tous les prélèvements additionnels (construction, logement, formation, taxe sur les salaires,...) variant suivant les secteurs d'activité et la taille de l'entreprise, sans parler des innombrables régimes dérogatoires dépendant de l'âge du salarié ou de sa date d'embauche (on vient d'ailleurs d'en ajouter un, avec le contrat de génération). Au terme de calculs fastidieux, et de beaucoup de temps perdu avec le comptable, on aboutit grosso modo aux chiffres suivants. Le taux global de cotisations patronales est de l'ordre de 40% (pour verser 100 euros en salaire brut, l’employeur paie 140 euros en salaire super-brut), dont à peu près la moitié pour les cotisations retraites et chômage. Le taux est réduit à environ 20% au niveau du smic, mais remonte en flèche dès lors qu’on dépasse le salaire minimum, et retrouve son niveau de 40% dès 1,6 fois le smic; tout cela avec des variations suivant les secteurs et le temps de travail (on la fait courte).
Quand au salarié qui souhaiterait connaître son pouvoir d'achat, il fait face à un labyrinthe encore plus ubuesque. Il lui faut distinguer CSG déductible et non déductible, salaire net de CSG mais brut d'impôt sur le revenu, sans parler du chèque de "prime pour l'emploi" (PPE) que quelques 8 millions de salariés modestes reçoivent avec un an de retard afin de leur rembourser une partie de la CSG prélevée un an plus tôt... C’est sans doute le sommet de l’absurdité fiscale, tout du moins jusqu’à aujourd’hui.
Car voici que nos vigoureux socialistes de l’offre, non contents de ne rien changer à ce fatras incompréhensible, décident d’ajouter une couche, avec un crédit d’impôt remboursant aux entreprises, un an plus tard, l’équivalent de 6% de leur masse salariale, prélevée un an plus tôt sous forme de cotisations sociales. C’est, en gros, l’équivalent de la PPE pour les entreprises. Et, comme il se doit, ce mécanisme de crédit d’impôt sur les sociétés comporte toutes sortes d’exceptions : en sont notamment exclues les fondations, associations, particulièrement présentes dans l’enseignement supérieur, la recherche, la santé, secteurs d’avenir, hautement concurrentiels, et dans lesquels il n’est pas évident d’attirer en France la main d’œuvre qualifiée.
Quel est l'effet de tout cela? Un énorme gaspillage d’argent public, car presque personne ne maîtrise ces règles, sauf peut-être les très grandes entreprises. Et encore ces dernières devraient en toute logique calculer que ces dispositifs de crédit d’impôt se sont toujours caractérisés par une instabilité chronique et une imprévisibilité quasi totale à l’horizon de quelques années, et ne prendre par conséquent aucune décision qui les engagent au-delà. Pour résumer : le gouvernement jette l’argent public par les fenêtres, au moment où il n’en a pas. Tout cela financé par une hausse de TVA sur les plus modestes. Le gouvernement précédent avait au moins eu le bon goût d’utiliser ce même argent pour mettre en place une véritable baisse des cotisations sociales au-delà de 1,6 smic. Une seule question : pourquoi tant de bricolage ?