"Il faut sortir des fantasmes sur la haine de la France vis à vis des riches"
Le Monde, vendredi 19 octobre 2012
La révolte dite des "pigeons" est-elle légitime et justifiée ?
Les demandes de régimes dérogatoires se dissimulent toujours derrière de fausses bonnes raisons. "On prend plus de risques que les autres", soutiennent les "pigeons". Mais tout le monde prend des risques. Et si tous ceux qui ont des idées demandent un régime dérogatoire, on ne s'en sortira pas ! Il est difficile de reprocher aux gens de vouloir défendre leur intérêt privé, ici en l'occurrence des taux réduits d'imposition sur leurs plus-values, mais du point de vue de l'intérêt général, c'est exactement le contraire de ce qu'il faut faire.
Mais la loi de finances est-elle efficace ?
C'est l'ensemble de notre système fiscal qui est ubuesque, car il est truffé d'exceptions, avec des taux officiels très élevés sur la petite partie non dérogée qui est soumise au droit commun. Cela n'aide ni l'esprit d'entreprise, ni le sens de l'équité, ni l'efficacité de l'administration fiscale. Je crois donc que cette affaire des "pigeons" est emblématique de notre absurdité fiscale : on s'apprête à créer une usine à gaz invraisemblable, avec un régime dérogatoire maintenu pour certaines plus-values et pas d'autres.
Je trouve aussi symptomatique le fait que le gouvernement semble avoir reculé aussi vite. Cela signe l'absence de volonté claire de réforme fiscale. Dès lors que vous conservez cette grande complexité au système - et il n'y a pas de pratique claire sur l'assiette d'imposition unifiée -, chacun cherche à tirer la couverture à lui. C'est le règne du chacun pour soi et du "pourquoi pas moi ?". Chacun défend sa niche, au détriment de l'intérêt général.
Pendant la campagne présidentielle, vous appeliez à une révolution fiscale. A vous entendre, non seulement il n'y a pas eu de révolution, mais même pas de véritable réforme fiscale...
En effet, le gouvernement ajoute des couches de complexité sur un système qui en comporte déjà beaucoup trop. Il y a plein de choses contradictoires dans ce projet de loi de finances. D'un côté, on entend aligner les revenus du capital sur les revenus du travail, mais de l'autre, on crée une tranche à 75 % qui concerne uniquement les revenus du travail. Comprenne qui pourra.
Cette question des plus-values des entrepreneurs de start-up est emblématique car elle coûte quand même assez cher à la collectivité nationale. Tout ça part d'une bonne intention, celle d'aider l'entreprise, mais pour finir, on crée une très grande injustice par rapport à tous ceux qui sont dans le régime de droit commun. Parce que les plus-values, en pratique, c'est une forme de revenus parmi d'autres. Quand vous avez une entreprise, vous pouvez choisir de vous faire payer une partie de votre revenu en salaires, une partie en dividendes, une partie en plus-values. S'il y a une de ces cases qui est beaucoup moins taxée que les autres, cela engendre de l'optimisation fiscale, mais absolument aucune création de valeur supplémentaire. Chercher, comme les "pigeons", à tomber dans la bonne case en se faisant payer en plus-values plutôt qu'en salaires ou en dividendes grâce au régime dérogatoire qu'ils ont réussi à maintenir, ça ne sert à rien ni à personne du point de vue de l'efficacité économique ou entrepreneuriale. La seule chose qu'il aurait été légitime de discuter, en l'espèce, c'est de pouvoir étaler les plus-values sur plusieurs années, parce que l'impôt sur le revenu, c'est un impôt sur le revenu annuel, pas sur le revenu de cinq ou dix ans.
Est-ce pour cela que les 75 % sont, selon vous, un écran de fumée, puisque à la fois on taxe les ultrariches, mais on laisse libre cours à la rente sans taxer suffisamment les revenus du capital ?
Oui, la tranche à 75 %, c'est vraiment la caricature de ce qu'il ne faut pas faire. Avoir des taux extrêmement élevés sur une assiette très étroite, c'est totalement contre-productif. Il aurait beaucoup mieux valu avoir un taux maximal plus réduit - on avait proposé 60 %, CSG incluse - mais s'appliquant à l'ensemble des revenus. Avec Camille Landais et Emmanuel Saez, nous proposions une révolution tout à fait à notre portée, qui consistait à rebâtir le système fiscal sur ce qui marche, c'est-à-dire l'assiette de la CSG, qui au moins a le mérite d'être relativement large, et pourrait être encore élargie. Nous proposions tout simplement de caler l'ensemble de l'impôt sur le revenu sur l'assiette de la CSG. 60 %, ce n'est déjà pas mal. Avoir 75 % de taxation sur une toute petite partie des revenus, celle des très hauts revenus, alors que les revenus du capital constituent de très loin la majorité dérogée, ça rime à quoi ?
J'ajoute que dans toutes les époques précédentes, notamment aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni où on avait des taux à 75 % - et même 90 % sous Roosevelt -, le taux était toujours plus élevé pour les revenus du capital que pour les revenus du travail. C'était une évidence pour tout le monde. La gauche française vient d'inventer la fiscalité confiscatoire réservée aux seuls revenus du travail. On marche complètement sur la tête.
Peut-on parler d'un "racisme" anti-entreprises ou d'une haine des riches en France ?
Il faut sortir des fantasmes sur la haine de la France vis-à-vis des riches. Je rappelle que la France est championne d'Europe en termes de nombre de milliardaires ou de millionnaires, d'après tous les classements de fortunes faits par Forbes ou par d'autres magazines ! Et il s'agit en plus de milliardaires et de millionnaires résidents. C'est tout de même bizarre, un pays qui n'aime pas les riches et qui est champion d'Europe des plus grandes fortunes... Cela dit, je suis assez inquiet du fait que ce gouvernement ne semble pas comprendre que, pour défendre le modèle social français, et plus largement européen, nous avons besoin de moderniser toujours et plus notre système fiscal, ainsi que notre système de dépenses publiques, par exemple en unifiant les régimes de retraites. On ne peut pas juste prendre le modèle social français comme un héritage qui nous arrive des "trente glorieuses" bénies, et surtout, le défendre et ne rien toucher. Si on veut le conserver, il faut en permanence reprendre l'initiative, ce que la gauche au pouvoir ne fait pas.
Il faut bien voir que ce dont a besoin l'économie, c'est d'abord un système fiscal qui soit le plus neutre possible, le plus prévisible possible, efficace dans son mode de prélèvement - prélèvement à la source -, unifié dans ses assiettes. Sinon, chacun perdra beaucoup de temps à faire de l'optimisation, et ce n'est absolument pas utile pour les entreprises ni pour les salariés.
Thomas Piketty est professeur à l'Ecole d'économie de Paris. Dernier livre paru: "Peut-on sauver l'Europe? Chroniques 2004-2012" (éditions LLL).
Propos recueillis par Nicolas Truong