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La révolution fiscale aura-t-elle lieu?

M. Hollande et M. Sarkozy oublient l'inégalité fiscale

Le Monde, 31 mars 2012

Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez sont les auteurs de "Pour une révolution fiscale - Un impôt sur le revenu pour le 21e siècle", Le Seuil, 2011

Les Français sont profondément préoccupés par leurs impôts. La meilleure preuve en est l’intensité des débats suscités par chaque proposition fiscale, aussi imprécise soit-elle, formulée par les deux principaux candidats a l’élection présidentielle. Mais plus que la vigueur des débats, c’est l’énorme sentiment de frustration qu’ils véhiculent qui est préoccupant. Les Français sentent bien, et a juste titre, qu’une fois de plus ils risquent d'être déçus et qu’en matière de fiscalité, le status quo a de bonnes chances de perdurer cinq années de plus. La raison est simple: aucun candidat ne propose de s’attaquer clairement à la racine de nos problèmes fiscaux. Pourtant la solution est simple. Elle est devant nos yeux depuis longtemps: un grand impôt unique progressif sur tous les  revenus et prélevé a la source.

Notre système fiscal est à la fois injuste, complexe et inefficace. Miné par les niches et les règles dérogatoires, il est même devenu régressif, les plus aisés se retrouvant à payer des taux effectifs de prélèvements plus faibles que les classes moyennes et populaires. Ce constat, que nous lancions il y a un an sur www.revolution-fiscale.fr, est aujourd'hui largement accepté.

Dans cette campagne, François Hollande a le mérite de tourner le dos aux cadeaux aux plus riches des dix dernières années et de vouloir rétablir un minimum de justice fiscale dans notre pays. Il a repris notre proposition de refondation complète de l'impôt sur le revenu. Malheureusement, face aux conservatismes de son propre camp, il n'a pour l'instant pas indiqué de calendrier précis de mise en oeuvre - ce qui en cette matière n'est pas bon signe. Tout récemment, il a fait preuve de plus d'audace en proposant d'imposer immédiatement un taux marginal de 75% sur la part des revenus excédant 1 million d'euros par an.

Cette proposition va dans le bon sens. Sur la base des données historiques que nous avons rassemblés pour plus de 25 pays, nous sommes convaincus que seule l'arme fiscale permet de mettre un coup d'arrêt à l'explosion insensée des très hautes rémunérations - qui au-delà d'un certain seuil n'ont aucun impact positif sur la productivité et la croissance. N'attendons surtout pas pour agir que la montée des inégalités prenne la même ampleur qu'aux Etats-Unis (où près de 60% de la croissance depuis 1980 a été absorbé par les 1% les plus riches).

Mais l'expérience historique indique également que pour être efficace, une telle proposition doit impérativement s'appliquer à une assiette très large de revenus, ce qui passe par une révolution fiscale d'ensemble. Il ne sert pas à grand chose d'appliquer un taux de 75% sur une assiette percée! Dans notre scénario central, nous proposons un taux global de seulement 60% (CSG incluse) au-delà de 1 millions d'euros, mais il s'agit d'un taux effectif s'appliquant à l'ensemble des revenus bruts soumis à la CSG. La différence est essentielle, car de nombreux revenus financiers (en particulier les placements de type assurance vie, sans limitation de montant) et éléments de primes et de rémunérations sont actuellement soumis uniquement à la CSG - et faute d'une réforme globale échapperaient à la taxe Hollande, qui serait de fait facilement contournable. Avec Stefanie Stantcheva, nous avons récemment montré que pour des paramètres réalistes le taux optimal d'imposition pouvait atteindre 82% avec une assiette large, mais n'était que de 62% avec une assiette étroite, telle que celle de l'actuel impôt sur le revenu (y compris après suppression du prélèvement libératoire).* 

La seconde raison - et en réalité la plus importante - pour laquelle la révolution fiscale ne peut être repoussée en fin de mandat est qu'il s'agit de la seule façon de mener une politique efficace du pouvoir d'achat en direction des salariés modestes et moyens. Après avoir payé 8% de leur salaire chaque mois au titre de la CSG (soit un mois de salaire à la fin de l'année), les salariés modestes reçoivent avec un an de retard un chèque au titre de la prime pour l'emploi (PPE), qui représente généralement entre un demi-mois et trois quarts de mois de salaire! Ce système absurde concerne chaque année quelques 8 millions de travailleurs modestes. En fusionnant CSG, impôt sur le revenu et prime pour l'emploi en un impôt progressif unique, payé par tous et prélevé à la source, on pourrait prélever seulement 2% au niveau du smic (et non plus 8%), si bien que le salaire net augmentera très fortement, de près de 100 euros par mois. C'est beaucoup plus satisfaisant que de recevoir un chèque, et cela permettrait de revaloriser réellement et concrètement le travail. Le barème peut ensuite être ajusté pour mener une politique des revenus réactive et efficace. Et ce prélèvement simplifié et unifié pour les contribuables n'empêche évidemment pas de continuer d'affecter à la Sécurité sociale les mêmes recettes qu'actuellement.

Nicolas Sarkozy a d'ailleurs fini par se rendre compte qu'une telle réforme était souhaitable, puisqu'il vient de proposer de réformer la PPE en l'intégrant dans les salaires nets.  La crédibilité du président sortant en matière de justice fiscale est certes assez réduite: quelle idée folle que de diviser par deux l'ISF en pleine crise des finances publiques, tout cela en augmentant la TVA sur les plus modestes et en prétendant revaloriser le travail... Mais s'il en vient à certaines de nos conclusions, tant mieux! A condition toutefois ne pas s'arrêter en cours de route. En proposant de remplacer la PPE par une "réduction des charges salariales" (sans autre précision), Sarkozy s'est en gros contenté de reprendre la mesure de baisse de CSG pour les bas salaires adoptée par le gouvernement Jospin en 2000, et immédiatement censurée par le Conseil constitutionnel... ce qui avait conduit à la création de la PPE. Pour régler enfin le problème tout en respectant le principe d'égalité devant l'impôt, il faut aller jusqu'au bout d'une réforme d'ensemble et mettre en place un véritable impôt progressif prélevé à la source, seule façon de prendre en compte l'ensemble des revenus et les charges de famille des salariés concernés, comme le demande le Conseil.

Une telle reforme n’est pas seulement désirable, elle est surtout relativement simple a mettre en oeuvre: on peut parfaitement appliquer dès le 1er janvier 2013 un barème progressif à l'assiette de la CSG, en lieu et place des taux actuels. Pourquoi donc nos candidats en ont-ils peur? Parce qu’en France, le débat démocratique sur nos impôts est confisqué par l'administration fiscale, la seule en Europe à avoir réussi à empêcher depuis un demi-siècle le passage au prélèvement à la source! Etant seule propriétaire des données fiscales, et en limitant sévèrement l'accès aux chercheurs, elle s’octroie le droit de juger seule du bien-fondé de telle ou telle reforme. Or Bercy a semble-t-il décidé que la fusion de l’IR et de la CSG était trop compliquée: un rapport complaisamment cité par le Figaro et les Echos, mais qui n’est disponible nul part, nous dit qu’une telle reforme engendrerait inévitablement des gagnants et des perdants. Joli truisme! Mais l’analyse des effets distributifs de la reforme effectuée dans ce rapport est ridiculement minimale et ne saurait en aucun cas servir de référence. Parce que nous pensons que le débat fiscal doit être mené au grand jour, nous avons créé au terme d'un long travail un simulateur de l’ensemble du système fiscal français qui peut être utilisé par chacun pour mesurer l’impact distributif de toute réforme fiscale. Avec plus de 500 000 visiteurs, le site www-revolution-fiscale.fr montre que la question des impôts nous concerne tous. Pour répondre à ces attentes, c'est aux responsables politiques qu'il revient maintenant de prendre leurs responsabilités.

*Voir http://www.voxeu.org/index.php?q=node/7402

P.S.: Ce texte est la version complète d'une tribune parue sous une forme légèrement abrégée dans Le Monde du 31 mars 2012, sous le titre "M. Hollande et M. Sarkozy oublient l'inégalité fiscale".