Point de vue
Pour une refonte générale de nos régimes de retraite, par Antoine Bozio et Thomas Piketty
LE MONDE | 11.04.08 | 14h37  •  Mis à jour le 11.04.08 | 14h37

u fait de l'empilement des régimes et des modes de calcul, plus personne ne sait quels seront ses droits à la retraite. Cette incertitude fragilise la confiance que les salariés accordent au système de retraite actuel. Il est temps que le débat dépasse la stigmatisation de quelques catégories particulières et les mesures habituelles de colmatage des déficitscourants. Seule une remise à plat générale permettra de garantir l'avenir du système public d'assurance-vieillesse par répartition.

Le système est complexe et déroutant. Chaque retraité touche en moyenne des pensions provenant de 2,3 régimes différents. Chacun de ces régimes repose sur des règles spécifiques et complexes. Connaître avec précision la pension globale qui sera versée est devenu une gageure, y compris pour les cas simples. Quant aux travailleurs qui ont le mauvais goût d'avoir été à la fois fonctionnaires et salariés du privé, ou bien cadres et non-cadres, ou encore salariés et non-salariés, sans parler de ceux qui passent une partie de leur vie à l'étranger, le degré d'empilement et de complexité des régimes est tel que le niveau de leurs droits à la retraite est imprévisible.

La retraite par répartition devrait constituer la première des sécurités face à l'avenir et encourager la prise de risque et la mobilité professionnelle. En pratique, les droits à la retraite sont difficiles à prévoir pour tous les salariés. Cela les conduit à considérer l'énorme masse de cotisations de retraite (13 % du PIB !) comme un impôt et non comme une épargne obligatoire donnant droit à un revenu différé garanti par l'Etat. On a trop souvent cherché à utiliser les pensions pour résoudre des problèmes réels (les salaires jugés trop faibles ou des conditions de travail difficiles pour certains secteurs ou professions), mais qui ne relèvent pas du système de retraites. Quelles qu'aient été les justifications initiales de ces mesures compensatoires catégorielles, qui existent aussi bien dans le cadre des régimes dits "spéciaux" qu'au sein des régimes de droit commun, leur multiplication et leur inertie conduisent chacun à suspecter les autres de mieux tirer parti des avantages en vigueur.

Cela finit par miner le consensus démocratique autour de la retraite, de même que l'accumulation de niches fiscales ruine la confiance en l'impôt. Dans les deux cas, le résultat de ces errements est la remise en cause du principe minimal d'équité horizontale ("à cotisations égales, retraite égale" dans le cas des retraites, "à revenu égal, impôt égal" dans le cas de l'impôt) sur lequel doivent toujours se fonder des politiques publiques de cette ampleur. La logique de compensation par la retraite est d'autant plus contre-productive qu'elle permet souvent de se dispenser de mener les politiques adaptées aux problèmes posés, par exemple une politique salariale plus dynamique dans le secteur public, une politique incitative de prévention des risques professionnels et des accidents du travail dans les secteurs concernés, une politique familiale permettant une meilleure conciliation avec la vie professionnelle, etc.

Si l'on ajoute à cela les menaces financières brandies contre la pérennité même du système par répartition, alors cette opacité du mode de calcul des droits à la retraite devient intenable. Alors que la dette publique est considérable, il serait irresponsable que les rendez-vous de 2008-2013 sur les retraites se réduisent à un nouvel exercice de colmatage des déficits sans véritable clarification des droits des générations futures. Nous proposons donc une refonte générale de l'ensemble des régimes de pensions et leur remplacement par un système unifié fondé sur des comptes individuels de cotisations. Cette réforme, qui s'inspire de celle mise en place avec succès en Suède entre 1994 et 2008, est simple à décrire : les travailleurs accumulent tout au long de leur carrière leurs cotisations de retraite (salariales et patronales) sur un compte individuel géré par l'assurance-vieillesse. Leurs contributions bénéficient chaque année d'un taux de rendement réel (supérieur à l'inflation) garanti par l'Etat.

Le système fonctionne toujours en répartition : les cotisations des salariés financent les pensions courantes. Le compte est une mesure en euros des droits des salariés. L'avantage est donc de profiter des faibles risques de rendement qu'apporte le système par répartition tout en clarifiant les droits à la retraite sur le long terme. Un lien clair et direct est établi entre les contributions des travailleurs et leurs droits à pension.

Au terme de sa vie active, le travailleur a ainsi accumulé un patrimoine retraite qui donne droit au versement d'une pension mensuelle. Le montant de celle-ci est fonction du nombre d'années que le salarié peut espérer passer en retraite. La durée de la retraite dépend en effet de l'âge de liquidation, mais aussi de la génération du travailleur. Le système prend ainsi en compte l'augmentation de l'espérance de vie, au fur et à mesure que celle-ci peut être mesurée. Il est par ailleurs très flexible, permettant au salarié de partir en retraite de façon progressive, tout en continuant à travailler et à accumuler des droits.

Contrairement à une idée reçue, le système de comptes individuels tend à avantager les salariés les plus défavorisés. En particulier, les carrières longues seront valorisées. Le rendement appliqué aux cotisations, étant cumulatif, donne plus de valeur aux contributions effectuées en début de carrière, avantageant les salariés ayant commencé à travailler tôt. La prise en compte de toutes les années de cotisations permet aussi de mettre fin au fait que, dans le système actuel, les travailleurs aux carrières salariales modestes subventionnent les salariés connaissant une forte progression salariale en fin de carrière. Le système proposé permet enfin d'envisager la correction des inégalités d'espérance de vie, autre facteur de redistribution à l'envers dans le système actuel.

Cette réforme permet de clarifier la structure de financement de notre protection sociale : la distinction entre la partie "contributive" de l'assurance-vieillesse et la partie "non contributive" (minimum vieillesse, assurance contre les accidents de carrière, etc.) est renforcée. Les citoyens percevront alors que les cotisations de retraite ne constituent pas un prélèvement obligatoire comme les autres, mais bien une épargne obligatoire dont le rendement est garanti par l'Etat sur le très long terme.

Nous n'ignorons pas les difficultés liées à la transition vers un tel système. Trois éléments méritent une attention particulière : le choix du plafond des cotisations, l'harmonisation entre secteurs public et privé et la question des mesures financières transitoires. Si notre étude ne prétend pas résoudre toutes ces difficultés, elle tente de montrer qu'avec assez de préparation et une période transitoire de dix à vingt ans, elles peuvent être surmontées. Au final, un système de comptes individuels de cotisations permet de dépasser les logiques financières et de dessiner une sortie par le haut de la crise actuelle des régimes de retraite, en mettant en place un système démocratiquement plus transparent, financièrement plus solide et socialement plus juste.


Antoine Bozio est chercheur à l'Institute for Fiscal Studies, Londres.

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS.

Cette tribune reprend les principales conclusions d'une étude disponible en ligne ("Retraites : pour un système de comptes indivisuels de cotisations", 69 pages, piketty.pse.ens.fr).


Article paru dans l'édition du 12.04.08