Le Monde

15/09/2004, p.1

HORIZONS Analyse

La très inégalitaire réforme des droits de succession

Laurent Mauduit

 

QUICONQUE a approché Nicolas Sarkozy le sait : le ministre de l'économie et des finances aime à dire qu'il a changé, que le temps l'a fait mûrir et qu'au total il ne conduit plus aujourd'hui la politique économique dont il se revendiquait hier. En d'autres temps, quand il était le ministre du budget du gouvernement d'Edouard Balladur (1993-1995), il pouvait adhérer sans trop de distance ni de nuances à des thématiques nettement libérales et appeler le pays, au travers des privatisations et du « capitalisme populaire », à rêver d'une « France de propriétaires ».

Mais, depuis, promis juré, l'homme n'est plus le même. Et on ne l'y reprendra plus à mimer Guizot et à lancer aux plus riches un égoïste : « Enrichissez-vous ! »

Qui ne l'a remarqué ? A chacune des mesures qu'il annonce depuis qu'il s'est installé dans sa forteresse de Bercy, Sarkozy joue les pragmatiques. Foin de l'idéologie ! Il assure, en permanence, que son seul souci, c'est de stimuler l'économie, de conforter la consommation.

Sous le nouveau Sarkozy, il faut pourtant croire que l'ancien sommeille, car, dans son parcours récent, soigneusement réfléchi, il y a eu ces derniers jours une embardée. Au lieu de parler au pays, à tout le pays, aux salariés comme aux employeurs, aux pauvres comme aux riches, il a d'un seul coup suggéré que ces derniers, seuls, comptaient ; que l'un des gestes principaux de la prochaine loi de finances serait concocté en leur faveur.

Que dire, en effet, de la très inégalitaire réforme des droits de succession que le ministre des finances vient d'annoncer ? C'est le symbole d'une politique économique avec laquelle il semblait avoir pris ses distances. Une « politique de classe », auraient dit autrefois les communistes.

Certes, l'habile Nicolas Sarkozy a, comme à l'accoutumée, joliment présenté les choses. Défendant son projet de réforme des droits de succession, il s'est gardé de dire qu'il comptait faire un très gros cadeau aux plus fortunés. Non, il a suggéré que l'exonération qu'il projetait, d'un montant proche de 100 000 euros, était équivalente au « patrimoine moyen » des Français.

Qui pourrait donc protester contre un tel projet, apparemment équitable ? La mesure étant ainsi présentée, on se prend à penser qu'elle va profiter au plus grand nombre ; et qu'il faut donc beaucoup de mauvaise foi ou de parti pris pour dénoncer un dispositif qui, selon le mot du ministre des finances, a pour objectif de protéger le patrimoine - le petit patrimoine, forcément - qu'ont amassé ceux qui ont « travaillé toute leur vie ».

Dans cet affichage, il y a, cependant, une « entourloupe », comme l'a relevé dans Libération (7 septembre) l'économiste Thomas Piketty, spécialiste des questions du patrimoine. Et même plusieurs. La première, c'est que la formulation choisie par Nicolas Sarkozy de « patrimoine moyen » suggère effectivement que sa réforme n'a rien de déraisonnable, qu'elle profitera d'abord aux classes moyennes.

Or c'est faux. La moitié des successions françaises portent sur des montants très inférieurs, en deçà de 55 000 euros. Et seules 10 % de ces mêmes successions portent sur des montants supérieurs à 200 000 euros. Les contribuables qui profiteront de la réforme Sarkozy se recruteront donc dans les couches les plus fortunées, pas dans les couches moyennes et encore moins les couches populaires.

On peut d'ailleurs pénétrer dans la technique concrète de la réforme annoncée pour bien mesurer que ce constat est irréfutable. Officiellement, le dispositif prévoit l'instauration d'un abattement de 50 000 euros, venant en déduction de l'actif net taxable (en plus de la minoration de 20 % actuellement en vigueur sur la résidence principale), le maintien à 76 000 euros de la franchise pour le conjoint survivant, et le relèvement à 50 000 euros (contre 46 000 actuellement) de l'abattement individuel qui profite à chaque enfant.

Dans le nouveau système, pour une famille avec un conjoint survivant et trois enfants, l'exonération totale des droits de succession ira donc jusqu'aux patrimoines dépassant les 400 000 euros. Ce seul chiffre suffit : on mesure que la réforme ne cible pas les « patrimoines moyens », mais les patrimoines élevés ou très élevés.

Autre exemple, dans le cas d'un enfant qui est le seul héritier, il faudra désormais que la succession dépasse 100 000 euros pour qu'il commence à entrer dans le champ de la taxation. A titre d'indication, seuls 20 % des héritages portent sur des montants supérieurs à 140 000 euros.

La deuxième entourloupe, c'est qu'il est faux de présenter le patrimoine d'un défunt comme le produit du travail « de toute une vie ». C'est beaucoup plus que cela : c'est le plus souvent l'accumulation de richesses, transmises de génération en génération.

Et c'est précisément la raison pour laquelle les inégalités face au patrimoine sont, en France, beaucoup plus fortes que celles face aux revenus. Cette extrême concentration du patrimoine tient en quelques chiffres : « Les 10 % des ménages les plus riches se partagent, selon l'Insee, plus de 40 % du patrimoine total, tandis qu'au bas de l'échelle la moitié des ménages ne possèdent que 10 % du patrimoine. »

On comprend donc, là encore, que parler de « patrimoine moyen » induit une vision biaisée, puisque les très grosses fortunes tirent la moyenne vers le haut. L'Insee a même évalué que le 1 % le plus riche détient « entre 14 % et 20 % du patrimoine des ménages ». C'est d'ailleurs la justification historique de l'impôt sur les successions : même si le prélèvement est globalement modeste, puisqu'il ne fait rentrer dans les caisses de l'Etat qu'à peine plus de 5 milliards d'euros par an, il vise à corriger (un peu) ces inégalités.

« RETOUR AU XIXE SIÈCLE »

Le dispositif de Nicolas Sarkozy - qui vient se cumuler aux récentes mesures pour accélérer les donations - a d'autant moins de justification qu'il n'a aucune utilité économique.

A l'heure de la mondialisation et des délocalisations, on peut, certes, comprendre que les termes du débat fiscal aient fortement évolué, au moins dans le cas de la taxation des vivants - en résumé, quand il en va de l'impôt sur le revenu ou de l'impôt sur la fortune.

Mais pourquoi faudrait-il que cette logique du moins-disant fiscal profite, par un effet de contagion, à la fiscalité qui pèse sur les morts, en clair, les droits de succession ? En la matière, ce n'est pas la rationalité économique qui commande, mais plutôt l'égoïsme social. La réforme est encore plus dangereuse qu'il n'y paraît. Car les droits de succession vont progressivement devenir, comme l'impôt sur le revenu, un prélèvement « gruyère ».

Ils comprendront tellement de « trous » - tellement d'abattements et de franchises - que, tôt ou tard, on lui reprochera de présenter tous les défauts des grands impôts progressifs français, reposant sur une base fiscale trop étroite et des taux d'imposition trop élevés. Il se trouvera alors un gouvernement pour leur donner le coup de grâce. En quelque sorte, c'est la prophétie de Thomas Piketty qui est peut-être en train de se réaliser. Dans son remarquable ouvrage, Les Hauts Revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions - 1901-1998 (Grasset, 2001), il redoutait un fantastique gonflement des inégalités face au patrimoine et soulevait cette interrogation : « Pourquoi les pays européens, et la France en tout premier lieu, ne finiraient-ils pas par suivre la trajectoire américaine et par retrouver au cours des premières décennies du XXIe siècle la très forte concentration des fortunes et des revenus qui prévalait à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle ? (...) Aussi incertaine soit-elle, l'idée d'un retour au XIXe siècle a (...) un certain nombre de fondements objec tifs. » C'est en ce sens, en tout cas, qu'oeuvre actuellement Nicolas Sarkozy.

Laurent Mauduit