Le
Monde, 5 septembre 2004, p.7
Une
méthode inédite pour contourner les pièges habituels
"Le
"toutes choses égales par ailleurs" peut être une entourloupe. Il
faut aller plus loin".
Les inégalités,
Thomas Piketty s'y est toujours intéressé. Cette fois,
il a décidé de quitter l'étude de la redistribution des richesses qui sous-tend
nombre de ses travaux pour s'attaquer à celle de l'égalité des chances, et de
la réussite scolaire. Agacé d'entendre les politiques dénoncer l'inefficacité
des efforts budgétaires en faveur de l'éducation, l'économiste s'est attelé à
la tâche. Avec pour objectif de répondre à la question : la taille des classes
a-t-elle un impact sur les inégalités scolaires ?
A première vue,
on pourrait être tenté de répondre par la négative : en France, les élèves les
plus défavorisés socialement et les moins performants scolairement sont dans
des classes plus petites. Il va de soi qu'on ne peut se satisfaire d'une telle
corrélation et qu'il importe de la corriger par des éléments aussi variés que
l'origine sociale des élèves, l'âge de leurs parents, leur profession, le type
d'agglomération dans lequel ils vivent... Toutefois, ces diverses modulations
ne suffisent pas. Et c'est parce que nombre de chercheurs s'en satisfont que
leurs "calculs sous-estiment le véritable impact causal de la réduction
de la taille des classes", affirme Thomas Piketty.
"Deux
classes composées de la même proportion d'enfants d'ouvriers, d'employés ou de
cadres peuvent avoir des résultats très différents. La catégorie ouvriers, par
exemple, recouvre des réalités très diverses qui ne sont pas observables pour
le chercheur mais qui le sont pour les acteurs locaux. Lesquels, du coup, en
tiennent compte pour constituer les classes et déterminer leur taille, explique l'économiste.
Le "toutes choses égales par ailleurs" peut être une entourloupe. Il
faut aller plus loin."
Comment ?
Depuis quelques années, les économistes qui travaillent en sciences sociales
ont initié une nouvelle manière de travailler : trouver des "expériences
naturelles", aléatoires, qui permettent d'observer l'effet sur la
variable qu'on étudie - par exemple la réussite scolaire - de chocs extérieurs.
En 1999, deux économistes israéliens (Angrist et Lavy) se sont servi des ouvertures et des fermetures de
classes liées non pas à une volonté politique d'aider telle ou telle zone mais
à l'évolution démographique. Thomas Piketty a repris
cette méthode.
Il apparaît que
dès qu'une classe dépasse le seuil d'une trentaine d'élèves, une autre ouvre.
De même, au-delà d'une soixantaine d'élèves, répartis sur deux classes d'un
même niveau, une troisième classe voit le jour. Ce qui a pour effet de faire
immédiatement baisser le nombre d'élèves par classe. Et permet donc d'étudier,
en toute indépendance, l'impact de la taille des classes sur la réussite
scolaire. "Il s'agit de variables totalement exogènes de la taille des
classes, car ici le nombre de classes, et donc d'élèves par classe, dépend des
hasards de la démographie locale et non pas des caractéristiques non observables
des élèves", développe M. Piketty.
Nombre de
travaux récents de chercheurs ont été effectués en suivant cette méthode.
Ainsi, des chercheurs américains l'ont utilisée pour étudier la corrélation
entre la criminalité et le nombre de policiers dans un quartier. Ne parvenant
pas à supprimer tous les biais, ils ont pris comme "expérience
naturelle" les élections, qui sont généralement précédées, aux Etats-Unis,
d'une augmentation des forces de police déployées.
Virginie
Malingre