Thomas PikettyEco la malice
Ce chercheur atypique qui croit aux vertus de l'impôt redistributeur secoue avec brio le cocotier des idées économiquement correctes
Par Véronique Radier
Inattendu. Pour qui connaît son pedigree - normalien, docteur ès économie, directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, membre du Conseil d'Analyses économiques -, Thomas Piketty possède un physique et une allure pour le moins inattendus. On s'apprête à affronter la quintessence du technocrate en bocal, crâne d'oeuf arrogant et soporifique, ou pour le moins - prunelle magnétique, front sculptural, écharpe et/ou mèche romantique - un intellectuel de salon, et l'on découvre un lutin à la bouille quasi enfantine, prunelle malicieuse et sourire à l'avenant. A 31 ans, qu'il ne paraît guère, jean plus que basique et pull-over à losanges, on l'imaginerait encore volontiers sur les bacs de la fac. Mais surprendre, chez Thomas Piketty, c'est une habitude, presque une seconde nature. Jamais là où on l'attend, ce jeune économiste agite à intervalles réguliers la mare médiatico-politique par ses analyses. Il séduit une fois la droite, une fois la gauche, avec cependant une constante: caresser toujours les idées reçues à rebrousse-poil. Ainsi, en 1997, il défraya la chronique via une étude prônant... la baisse des charges patronales sur les bas salaires pour favoriser l'emploi. Plutôt décoiffant s'agissant d'un économiste qui se revendique "de
gauche". Entre piles de dossiers et bouquins, dans son petit bureau qui ne paie guère de mine, il reçoit sans façon. Et si face à lui trône un tableau entièrement noirci d'équations hiéroglyphiques, il s'en excuserait presque: "Ca? C'est de la cuisine interne sans intérêt. Il faut
démystifier les mathématiques, ce n'est jamais qu'un instrument... D'ailleurs j'ai arrêté d'en faire à 18 ans." Car à l'âge souvent ingrat où l'adolescent lambda se démène pour décrocher son bachot, Thomas Piketty épatait déjà la galerie en faisant ses premiers pas rue d'Ulm. Quatre ans plus tard, son doctorat en poche, il enseignait l'économie au MIT de Boston, la crème des universités américaines. Face à... "des étudiants de doctorat tous plus âgés que moi!".
Modeste, l'étudiant prodige précise toutefois: "Franchement, ma thèse n'avait rien d'extraordinaire. C'est
mon côté un peu "phénomène de foire" qui a dû" séduire les facs américaines." Un phénomène de foire, soit, mais qui ne doit rien au bourrage de crâne infligé par certains géniteurs zélés dès le berceau, grec et maths dans le biberon. "Mes parents n'ont pas fait d'études. Soixante-huitards,
ils ne voulaient pas me faire sauter des classes, mais cela se faisait beaucoup
à l'époque...", raconte-t-il. Arrivé ainsi rue d'Ulm bien avant l'heure, Thomas Piketty décide de plaquer les équations pour l'économie: "Jusque-là, j'avais suivi les rails sans trop me poser de
questions, mais le mur de Berlin tombait et je passais mes journées scotché à la
radio. L'économie m'est apparue comme une porte d'entrée vers tout ce qui me
passionnait: l'histoire, la politique." Une vraie révélation: "Enfin j'ai pu m'intéresser à plein de choses! Et puis
l'économie permet de répondre à des questions très concrètes, très
politiques." L'économie donc, un DEA puis une thèse préparée en un temps record à la London School of Economics, temple de l'économie socialisante, ensuite direction les Etats-Unis. "J'ai été subjugué: nous avons des millions de choses à
apprendre d'eux. Le sérieux de leur recherche, le dynamisme de leurs
universités: jamais un prof de fac américain ne ferait, comme chez nous, le même
cours pendant quinze ans..." Malgré tous ces attraits, il choisit de retourner en France: "La vie politique française
m'intéresse davantage, je voulais y participer, écrire dans un journal
français." L'université n'ayant guère sa faveur, Thomas Piketty entre au CNRS, où il peut tout à loisir creuser son sujet de prédilection: les inégalités. Car "pour avoir quelque chose d'intéressant
à dire, il faut travailler! Le modèle de l'intellectuel généraliste ayant son
mot à dire sur tout est dépassé", estime-t-il. Donc Thomas Piketty travaille, et il faut croire qu'il le fait bien car en l'espace de quelques années ce bûcheur accumule prix et titres honorifiques en tout genre. "S'appuyer sur de véritables travaux est d'autant plus
important qu'on est toujours moins crédible en économie lorsqu'on avance un
discours de gauche, cela fait moins sérieux..."
Son grand oeuvre: un monumental pavé de 800 pages consacré à la diminution des inégalités en Europe à l'issue de la Première Guerre mondiale. Comment est-on passé d'une société de rentiers très inégalitaire à un meilleur partage des richesses? Non pas, comme on l'a trop longtemps cru, par un effet naturel en quelque sorte de la marche du progrès, mais bien, assure Thomas Piketty, grâce à la fiscalité, choix politique s'il en est. "Il fallait
remplir leurs caisses, vidées par la guerre, la révolution russe faisait peur,
les Etats européens ont pour la première fois mis à contribution les nantis et
créé l'impôt sur le revenu et sur l'héritage." Un constat qui mérite
réflexion à l'heure où partout l'on fustige la pression fiscale, où les
Etats-Unis s'apprêtent à faire disparaître l'impôt sur l'héritage pendant que
chez nous le gouvernement allège l'ISF et l'imposition sur les sociétés.
Contribuer, forcément contribuer...V. R.
Ses dates
1971. Naissance à
Clichy.
1989. Entrée rue d'Ulm.
1993. Professeur au MIT.
1997. Premiers éclats médiatiques.
2002. Prix du
Meilleur Jeune Economiste.
Véronique Radier
Le Nouvel Observateur
Pour lire vos réactions en temps réel, inscrivez-vous