Le Monde

28 novembre 2003, page 5

 

 

Selon une étude, les augmentations ont pénalisé les plus pauvres

 

Philippe Le Coeur

 

 

Les hausses des taxes sur le tabac conduisent-elles inexorablement à la diminution de la consommation ? Oui, à condition que ces fumeurs appartiennent à la catégorie des Français les plus aisés. Telle est la thèse d'un mémoire de DEA, réalisé en septembre 2003, par Raphaël Godefroy, intitulé "Les taxes sur le tabac sont-elles régressives ?" et sous-titré "La consommation de tabac en France face aux hausses des taxes (1978- 2000)."

 

Depuis le début des années 1990, les ménages français les "plus pauvres" n'ont en effet pas réduit leur consommation de cigarettes. La hausse de la fiscalité sur le tabac, et celle concomitante des prix de vente enregistrée depuis cette date, a certes conduit à une baisse de la consommation globale en volume des cigarettes en France. Mais cette diminution s'est surtout concentrée dans les ménages les plus aisés. Les taxes sur le tabac n'ont "pas amélioré le bien-être (...) des plus pauvres", conclut M. Godefroy.

 

Cet étudiant à l'Ecole des hautes études des sciences sociales (EHESS), à Paris, a travaillé sous l'autorité de Thomas Piketty, économiste et chercheur au Centre d'études prospectives d'économie mathématique appliquée à la planification (Cepremap). M. Godefroy, aujourd'hui étudiant à Stanford (Etats-Unis), a conduit son étude en exploitant les enquêtes "Budgets des familles" réalisées par l'Insee tous les cinq ans depuis 1979. Environ 10 000 ménages y sont interrogés. Ces enquêtes font apparaître l'évolution de la consommation des ménages français pour différents postes – notamment un poste cigarettes, cigares, cigarillos – en fonction de leur niveau de revenus.

 

"IMPÔT À L'ENVERS"

 

"Elles montrent que la consommation macroéconomique de cigarettes a eu tendance à baisser" depuis 1990 "et qu'il y a eu également diminution de la consommation par ménage", écrit M. Godefroy, qui y voit l'effet de la loi Evin de 1991. La première a baissé de 95,8 milliards d'unités en 1990 à 82,51 milliards d'unités en 2000 ; la seconde a reculé de 12,18 à 9,22 cigarettes par jour et par ménage sur la même période. "Cela permet d'estimer qu'une hausse de 1 % des prix entraîne une baisse de 0,4 % de la consommation totale de cigarettes", résume M. Godefroy, qui ajoute que le Trésor public n'y a pas perdu au change : "La hausse du prix et des taxes sur les produits du tabac ont plus que compensé la diminution de la consommation en volume."

 

Seuls, toutefois, les Français les plus aisés ont véritablement réduit leur consommation : pour les "10 % de ménages les plus riches-449 911 francs de revenus annuels en 2000-, la consommation est tombée de 5,6 à 3,4 cigarettes par jour et par adulte" en l'espace de dix ans. Dans le même temps, pour les 10 % des ménages les plus pauvres -46 599 francs de revenus annuels en 2000-, la consommation moyenne est restée stable aux environs de 8 cigarettes par jour et par adulte (entre 7,7 et 9,1). "La consommation ne baisse pas au moins pour les trois premières" tranches de revenus les plus bas, insiste M. Godefroy.

 

"Les pauvres ont encaissé les fortes hausses de prix des cigarettes sans broncher", résume M. Piketty. Ils ont continué à consommer. "Les dépenses de tabac ont augmenté trois fois plus vite"dans la première moitié des tranches de revenus (les plus bas) que dans la seconde (les plus hauts), selon M. Godefroy.

 

Conséquence : les ménages les moins aisées ont vu le poids de leurs achats de tabac peser de plus en plus lourdement dans leurs comptes : la part de leurs revenus consacrée au tabac n'a cessé de progresser, passant de 4,5 % au début des années 1980 à 7 % en 2000.

 

Sur la même période, la part du revenu consacré au tabac est restée stable à 0,5 % chez les ménages les plus riches. "En 2000, les 10 % des ménages les plus pauvres ont versé à l'Etat plus de 5 % de leur revenu au titre des taxes sur le tabac, contre 0,5 % pour les 10 % de ménages les plus riches", ajoute M. Godefroy, qui y voit la preuve que la fiscalité sur le tabac fonctionne comme "un impôt régressif", c'est-à-dire "comme un impôt dont le taux moyen par catégorie de revenu est décroissant avec le revenu".

 

"Ces résultats démontrent assez clairement l'échec d'une approche purement fiscale de la lutte antitabac, relève M. Piketty, car la hausse des taxes et des prix aurait dû fonctionner avant tout sur les bas revenus. Là, c'est l'impôt sur le revenu à l'envers !"