Le Nouvel Observateur   N° 1921   (30/8/2001)

 

  L'antidogme

 

  Allergiques au fisc, adeptes du catéchisme anti-impôts, lecteurs d'Alain Minc, passez votre chemin : ce livre vous fera mal. Un pamphlet au vitriol ? Une imprécation contre les riches ? Une apologie de l'Etat ? En aucune manière : Thomas Piketty est un économiste reconnu, un chercheur brillant et certainement pas un casseur d'assiettes. Simplement, au lieu de s'en tenir à des préjugés vagues, à des phobies à la mode, il a travaillé. Vraiment. Appuyé sur une longue recherche statistique, fondée sur une étude historique rigoureuse, il met tout simplement en pièces les dogmes qui président aujourd'hui à la politique fiscale des grands pays industriels. Il est entendu, à droite, bien sûr, mais aussi, désormais à gauche, que le niveau des prélèvements obligatoires doit nécessairement diminuer dans de fortes proportions et que les taux supérieurs de l'impôt sur le revenu sont confiscatoires. Dans les institutions internationales, dans les cercles de l'économie mondialisée, dans les cénacles d'économistes à la mode et même au sein de beaucoup de gouvernements, que les niveaux actuels de l'impôt découragent l'activité. Un seul mot d'ordre, donc : baisse des impôts, y compris pour les plus favorisés. Quand on n'en vient pas, comme George Bush ou Silvio Berlusconi, à proposer en prime la suppression pure et simple des droits de succession ! Or que montre le beau et gros de livre de Piketty ? Que ces raisonnements ne reposent sur aucune expérience décisive.

  Plusieurs pays ont connu pendant très longtemps des taux d'impôt supérieurs à 80% pour les tranches les plus élevées ­ les Etats-Unis, par exemple ­ sans que leur croissance en souffre le moins du monde. C'est seulement dans les années 80, à la suite d'un changement politique, que les taux acceptés pendant des décennies ont paru soudain inacceptables. Piketty rappelle surtout que les inventeurs de l'impôt sur le revenu le concevaient moins comme un instrument de redistribution que comme une parade contre la pérennisation ­ ou la restauration ­ d'une société de rentiers. Et que la création de l'impôt sur le revenu fut, au début de ce siècle, une grande conquête républicaine, qu'on veut maintenant remettre en cause. Autrement dit, la course internationale à la baisse d'impôts, qui s'est déclenchée depuis une ou deux décennies, n'a aucun fondement rationnel. Elle dérive seulement de la mise en concurrence des différents pays par le marché des capitaux. Piketty ne nie en rien la nécessité d'ajustements, pas plus que l'inévitable comparaison entre les taux en vigueur d'un pays à l'autre. Mais, dit-il, la réforme devrait provenir d'une concertation entre gouvernements, à l'échelle européenne par exemple, plutôt que dans une surenchère paniquarde dans le dumping fiscal. Quel est le bon niveau des impôts ? Comment orienter une vraie réforme des prélèvements obligatoires ? Laurent Fabius trahit-il l'héritage de son camp ? On se gardera ici de conclure. Mais on demandera une seule chose : avant d'arrêter une opinion, revenons à l'étude rationnelle de notre expérience historique en la matière, dans la voie montrée par Piketty. Alors seulement, le débat pourra reprendre sur des bases saines... n L. J

 

                                                     PAR LAURENT JOFFRIN