Libération
Jeudi 14 juin 2001, page 18

L'impôt baisse, l'inégalité croît
Deux rapports défendent les fortes impositions des plus hauts salaires.

RAULIN Nathalie

Qui veut s'attaquer aux inégalités doit défendre bec et ongles l'impôt sur le revenu. Laurent Fabius risque de froncer le nez à la lecture de l'un des deux rapports sur les inégalités que le Conseil d'analyse économique (CAE) dévoile aujourd'hui. Depuis quelques semaines, le ministre de l'Economie le répète à l'envi : le gouvernement respectera à la lettre le plan d'allègements des impôts sur trois ans dévoilé l'été dernier. Utile rappel à l'ordre : les alliés pluriels et une frange importante du Parti socialiste n'ont jamais caché leur réticence vis-à-vis d'une mesure phare du plan fiscal, la baisse du barème de l'impôt sur le revenu (IR), y compris pour les tranches supérieures. Au point que PCF, Verts et radicaux avaient menacé à l'automne de ne pas voter le budget 2001.

Le 6 juin, profitant du débat d'orientation budgétaire, tous sont repartis à l'offensive. «Ce ne sont pas les prélèvements que contestent nos concitoyens mais l'injustice, l'opacité et l'inégalité de ces prélèvements», a martelé Jean Vila, député PCF des Pyrénées-Orientales, avant de qualifier d'«inacceptable» la baisse programmée de l'IR. Le député vert du Val-d'Oise, Yves Cochet, lui a prêté main forte : un amendement réclamant l'annulation de la baisse des taux supérieurs d'imposition sera déposé cet automne dans le cadre de l'examen du budget 2002.

Les deux rapports publiés aujourd'hui pourraient bien faire monter la pression de plusieurs crans sur le ministre de l'Economie. Le premier, signé par Tony Atkinson, professeur au Nuffield College (Royaume-Uni), Michel Glaude, directeur à l'Insee, et Lucile Olier, conseillère scientifique au CAE, retrace l'évolution des inégalités économiques depuis le début des années 1980. De quoi nourrir le bilan du gouvernement et surtout dissuader l'opposition de faire des inégalités un thème de bataille.

A un détail près : selon les auteurs, le système sociofiscal français a certes gagné en efficacité puisqu'il permet de réduire les inégalités entre les revenus extrêmes de 60 % aujourd'hui, contre seulement 40 % il y a vingt-cinq ans. Toutefois, ce résultat tient surtout à la création des minima sociaux et à un dispositif d'allocations familles et de logements mieux ciblés. Pour cause, l'effet redistributif de l'impôt sur le revenu est passé de 13 % en 1970 à 18 % en 1984 pour revenir à 14 % en 1996, suite à la réforme du barème de 1994, dont les ménages les plus aisés ont fortement bénéficié...

Le second rapport devrait gêner bien davantage Laurent Fabius. Son auteur, Thomas Piketty, décrypte un siècle de déclarations de revenus, de salaires et de patrimoines (lire ci-contre). Conclusion explosive : l'impôt sur les successions, et plus encore l'impôt sur le revenu, ont empêché la reconstitution et la concentration des très grosses fortunes qui prospéraient dans la société sans impôts d'avant 1914. Après 1945, les taux supérieurs des impôts progressifs ont explosé, réduisant les possibilités d'accumulation et de transmission de patrimoines importants.

Mieux encore : «En limitant la concentration du capital et du pouvoir économique, l'impôt progressif peut favoriser l'émergence de nouvelles générations d'entrepreneurs», écrit le chercheur. A contrario, diminuer la progressivité de l'impôt, notamment en haut de l'échelle des revenus, c'est de facto faciliter le retour d'une «catégorie de rentiers», économiquement stérile, et entériner les inégalités de fortune. Pour les socialistes, l'héritage risque d'être lourd à porter.