Libération, éd. QUOTIDIEN PREMIERE
EDITION
POLITIQUES, jeudi 4 octobre 2001, p. 16, 17
Baisse des impôts: la fausse bonne idée?
A quelques jours de la discussion budgétaire, l'ouvrage de l'économiste Thomas Piketty relance le débat sur la politique
gouvernementale face aux inégalités de revenus.
RAULIN Nathalie
Polémique interdite. Sauf coup de théâtre, la discussion budgétaire qui s'ouvre le 16 octobre laissera intacte la réforme phare de Laurent Fabius: la baisse du barème de l'impôt sur le revenu (IR), y compris pour les tranches supérieures. Seuls les élus communistes devraient manifester leur désaccord. En automne 2000, pourtant, la gêne était palpable à la gauche de l'hémicycle. Le PCF, les Verts et les Radicaux avaient alors été jusqu'à menacer de ne pas voter le budget. Avant de se plier à la discipline majoritaire.
Aujourd'hui, les objections ont gagné en force. Alors que la récession menace les Etats-Unis et que la croissance européenne s'essouffle, l'allégement de l'impôt sur le revenu, qui profite d'abord aux ménages les plus aisés, tombe mal. Bercy, qui ne l'ignore pas, se retranche derrière sa promesse donnée.
Redoutables. Les opposants de la réforme disposent désormais de l'étude approfondie qui leur manquait pour étayer leurs objections. L'ouvrage? L'histoire d'un siècle d'inégalités en France, patiemment reconsti tuée grâce à l'exploitation systématique des déclarations de revenus, de salaires et de patrimoine de nos contemporains (1). L'auteur? Thomas Piketty, jeune directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) (2). Ses conclusions? Redoutables pour le gouvernement qui a fait de la justice sociale un leitmotiv.
Au fil des pages, il apparaît que le progrès technique n'entraîne pas la diminution «naturelle» des inégalités de revenus: le pouvoir d'achat des Français a certes été multiplié par cinq au XXe siècle, mais la hiérarchie des salaires ne s'est pas modifiée. La moyenne des hauts salaires (celui des 10 % les mieux rémunérés) sur longue période «retourne toujours vers des niveaux de l'ordre 2,5-2,6 fois plus élevés que le salaire moyen de l'ensemble de la population salariée». Pis encore: «L'inégalité des salaires n'a jamais été véritablement remise en cause par quelque mouvement politique que ce soit.»
Retour des rentiers. La diminution des inégalités ne tiendrait donc qu'à un phénomène: la disparition, entre inflation aiguë et guerres mondiales, des très grosses fortunes qui prospéraient dans la société sans impôts d'avant 1914. Or, si Piketty voit juste, l'impôt sur les successions et plus encore l'impôt sur le revenu expliqueraient largement leur non-reconstitution après 1945. «L'impôt sur le revenu ne s'est jamais donné les moyens de réduire l'inégalité séparant les 10 % des foyers les mieux lotis du reste de la population mais il est parvenu à réduire significativement l'inégalité séparant les 0,01 % des foyers les mieux lotis du reste de la population, c'est-à-dire l'inégalité la plus criante sécrétée par le capitalisme», écrit le chercheur. Et d'avancer une hypothèse: «En limitant la concentration du capital et du pouvoir économique, l'impôt progressif peut favoriser l'émergence de nouvelles générations d'entrepreneurs.»
A contrario, diminuer la progressivité de l'impôt, notamment en haut de l'échelle des revenus, ce serait faciliter le retour d'une «catégorie de rentiers», économiquement stérile, et entériner les inégalités de fortune. Que penser dès lors d'un gouvernement qui atténue la progressivité de l'impôt? «Thomas Piketty se trompe de cible», a dit Florence Parly, sur la défensive. Et la secrétaire d'Etat au Budget d'égrener les mesures fiscales en faveur des ménages modestes.
Libération a demandé à deux économistes, Jean-Dominique Lafay et Jacques Généreux, d'obédience différente, leur avis sur le «Piketty» et plus largement sur les choix fiscaux du gouvernement.
(1) Les Hauts Revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1998, Ed. Grasset, 806 pages.
(2) Par ailleurs, Thomas Piketty participe à la chronique «Economiques», tous les lundis dans les pages Rebonds de Libération.