Le Monde
16 juin
2001, page 7
INÉGALITÉS
L'impôt sur
le revenu a permis à la France de sortir d'une " société de rentiers
"
MALINGRE
VIRGINIE
LA
CONTRIBUTION de Thomas Piketty au rapport du Conseil d'analyse économique sur
" Les inégalités économiques ", rendu public jeudi 14 juin, ne
pouvait que susciter l'agacement de Laurent Fabius (lire ci-dessus) :
l'économiste de l'Ecole des hautes études en sciences sociales met, en effet,
en garde contre une forte baisse de l'impôt sur le revenu qui ferait courir à
la France le risque de redevenir la " société des rentiers " qu'elle
était il y a un siècle.
M. Piketty
avertit que " si la France décidait de mettre à mal sa fiscalité
progressive avec la même vigueur " qu'aux Etats-Unis, on observerait
probablement, dans les prochaines décennies, " un fort mouvement de retour
aux inégalités patrimoniales du début du XXe siècle, avec à la clé un risque de
sclérose économique et sociale ". A ses yeux, dès lors que l'impôt
progressif limite les capacités d'accumulation du capital des personnes les
plus fortunées, " il réduit la concentration future des patrimoines et,
par là même, la concentration future des revenus du capital et donc l'inégalité
future des revenus avant impôt ".
Après avoir
épluché les revenus et les patrimoines des Français depuis un siècle,
l'économiste conclut que c'est essentiellement l'impôt progressif qui a permis
d'éviter que la concentration des fortunes, fortement ébranlée par deux guerres
mondiales et la crise de 1929, " ne retrouve après 1945 les niveaux
astronomiques et économiquement stériles " d'avant 1914. Avec la création,
cette année-là, d'un impôt progressif sur le revenu (ses taux seront fortement
accrus après 1945), les rentiers ont dû manger chaque année une partie de leur
capital pour maintenir un certain niveau de vie.
M. Piketty
s'est livré à des simulations montrant que l'impôt sur le revenu freine - voire
empêche - l'accumulation du capital. Par exemple, il note que, avec un
rendement du capital moyen de 5 % et " pour un train de vie donné,
l'existence de l'impôt sur le revenu conduit à accumuler, au bout de cinquante
années, des fortunes environ cinq fois moins grandes que celles qu'il serait
possible de constituer si cet impôt n'existait pas ". La montée en
puissance de l'impôt sur les successions a renforcé ce phénomène à chaque passage
de génération. C'est ainsi que les très hauts revenus du capital se sont
effondrés. Les inégalités salariales, elles, sont restées stables au cours du
siècle passé. Pour l'auteur du rapport, donc, " la baisse séculaire de la
part des hauts revenus dans le revenu total est un phénomène qui est intimement
lié à l'effondrement des très hauts revenus du capital ". Le revenu moyen
des 1 % des foyers les mieux lotis est, à la fin des années 1990, de sept à
huit fois plus élevé que le revenu moyen de l'ensemble de la population. En
1914, l'écart était de 1 à 20.
VIRGINIE
MALINGRE