Le Monde
16 juin
2001, page 7
INÉGALITÉS
Laurent Fabius
se démarque de Lionel Jospin sur la réforme du licenciement
Au lendemain
du vote du projet de loi de modernisation sociale, le ministre de l'économie et
des finances a jugé, jeudi 14 juin, que le nouveau dispositif n'est pas adapté
à des entreprises qui doivent rester " réactives et compétitives ".
Pour le PCF, Robert Hue dénonce sa sensibilité aux " idées libérales
"
BEZAT JEAN
MICHEL; MALINGRE VIRGINIE
Au lendemain
de l'adoption du projet de loi sur la modernisation sociale, Laurent Fabius a
exprimé, jeudi 14 juin, ses critiques à l'encontre d'un texte modifiant le
droit du licenciement. Le ministre des finances juge que ce texte pose la
question de " l'adaptation d'une nouvelle réglementation aux nécessités
d'une économie moderne (...) qui doit être rapide, réactive et compétitive
". ROBERT HUE, secrétaire national du PCF, et Jean-Claude Gayssot,
ministre communiste des transports, l'ont accusé de succomber aux " idées
libérales ". TONY ATKINSON, professeur d'économie à Oxford, assure, dans
un entretien au Monde, que le progrès technique et la mondialisation ne
creusent pas " inéluctablement " les inégalités sociales.
L'ÉCONOMISTE Thomas Piketty met en garde le gouvernement contre une forte
baisse de l'impôt sur le revenu. (Lire aussi notre éditorial page 15).
LIONEL
JOSPIN a une conviction, qu'il porte haut et fort : il faut maintenir le Parti
communiste dans la majorité plurielle. Laurent Fabius en a une autre, qu'il
distille volontier en petit comité : ce n'est pas au moment où le PCF est en
pleine déconfiture qu'il faut lui faire trop de concessions. Ces deux lectures
politiques se sont heurtées, jeudi 15 juin, au lendemain du vote, à l'Assemblée
nationale, du projet de loi sur la modernisation sociale, qui modifie la
procédure des licenciements économiques. Au-delà de cet épisode, le ministre de
l'économie se construit - par touches successives - une image de moderniste et
de " social-libéral ".
La
satisfaction était pourtant de mise, mercredi, après le vote d'un projet
laborieusement négocié - sous les auspices du premier ministre - par le
secrétaire national du PCF, Robert Hue, et le premier secrétaire du PS,
François Hollande. C'est un " bon travail qui se conclut bien ",
résumait la ministre de l'emploi et de la solidarité, Elisabeth Guigou. Ulcéré
de n'avoir pas été entendu et critique sur le fond, M. Fabius a dénoncé, jeudi,
au cours d'un de ses points de presse habituels, " à titre personnel
", une réforme qui, selon lui, ne va pas dans le sens d'une économie
moderne. A Matignon, on précise qu'il a été " associé à la décision
", tout en reconnaissant qu'il avait exprimé ses " réticences "
lors d'un entretien avec M. Jospin.
Le ministre
de l'économie juge, en effet, que la réforme soulève des " questions
sérieuses ", notamment celle de " l'adaptation d'une nouvelle
réglementation aux nécessités d'une économie moderne qui, dans l'intérêt même
des salariés, doit être rapide, réactive et compétitive ". Il craint aussi
que ce changement des règles n'ouvre une " période d'incertitude " en
raison des " interprétations juridiques " que va susciter ce texte.
" Il faut éviter que le délai de mise en application de cette loi conduise
à accélérer les suppressions d'emplois " ou que " la loi elle-même
ait un effet dissuasif sur l'investissement et le recrutement ", a-t-il
prévenu, une analyse proche de celle de la droite ou du patronat.
L'émoi a été
immédiat au Parti socialiste. " Il aurait été plus pédagogique de rassurer
les entreprises, commente Vincent Peillon, porte-parole du PS. S'il juge "
normal " qu'un ministre des finances les défende, " il doit
comprendre que le fait que la gauche plurielle défende l'intérêt des salariés
est tout aussi légitime ". La réaction communiste n'a pas davantage tardé,
même si elle est mesurée. M. Hue, qui a arraché au gouvernement des amendements
sur la définition du licenciement économique et l'accroissement du rôle des
comités d'entreprise, défend une loi adoptée grâce au vote des députés
communistes. " Il lui arrive d'être sensible aux idées libérales ", a
déclaré le patron du PCF sur BFM. Vendredi matin, sur Europe 1, c'est
Jean-Claude Gayssot, ministre communiste des transports, qui a regretté que M.
Fabius " se positionne plus en social-libéral que sur la démarche de la
gauche plurielle ".
Déjà ravie
des dissensions au sein de la majorité, la droite trouve dans cette divergence
de vue entre le chef du gouvernement et son numéro deux un nouveau motif de
satisfaction. " Il est assez curieux de voir le ministre de l'économie
critiquer un texte voté la veille sur proposition de Mme Guigou et du premier
ministre ", a ironisé Alain Juppé, jeudi, sur France 2. Aujourd'hui, la
majorité a des problèmes considérables " et " tout cela se déglingue
un petit peu. " M. Fabius, ajoute-t-il " parle d'or quand il dit
effectivement que cette loi n'est pas bonne ".
Les propos
du ministre des finances ne tombent pas par hasard : ils s'inscrivent dans le
patient travail qu'il mène pour se différencier d'une partie de la gauche qu'il
n'ose pas baptiser d'" archaïque " mais qu'il juge mal préparée pour
affronter les enjeux de demain. Dans un point de vue au Monde (du 1er juin)
intitulé " Le temps des projets ", l'ancien premier ministre dessine
l'esquisse d'un projet présidentiel et évoque les grands chantiers prioritaires
de la législature 2002-2007.
Au
quotidien, M. Fabius s'emploie à imprimer sa marque sur la politique
économique. Ainsi, dans le cadre de la préparation de la loi de finances 2002,
il a vigoureusement mise en garde les ministres dépensiers en les invitant,
pour certains, à revoir leur copie, leurs exigences excédant largement la marge
de manoeuvre fixée par Matignon (+ 0,5 % en volume). Car le ministre des
finances n'entend pas revenir sur le plan triennal de réduction de la
fiscalité, notamment la baisse de 45 milliards de francs de l'impôt sur le
revenu votée pour la période 2001-2003. Au moment où l'activité fléchit - Bercy
envisage désormais une croissance autour de 2,5 % cette année -, le débat sur
la baisse de cet impôt risque de rebondir.
Un rapport
sur " les inégalités dans le long terme ", commandé par le conseil
d'analyse économique (collège d'économistes indépendants rattaché à Matignon) à
Thomas Piketty, pourrait relancer une polémique à gauche sur le bien-fondé de
la baisse de l'IR, contestée par le PCF et une partie du PS (lire ci-dessous).
M. Piketty avertit que si la France réduit trop fortement sa fiscalité
progressive, on assistera, dans les prochaines décennies, à " un fort
mouvement de retour aux inégalités patrimoniales avec, à la clé, un risque de
sclérose économique et sociale ". M. Fabius, qui n'a pas eu le temps de le
lire, n'en a pas moins jugé, jeudi, que " ce n'est pas la partie du
travail réalisé [par le CAE] qu i est scientifiquement la plus fondée ".
Son agacement en dit long sur sa détermination à faire entendre sa différence.
JEAN-MICHEL
BEZAT ET VIRGINIE MALINGRE