Le Monde
7 septembre
2001, page 5
L'économiste
Thomas Piketty rouvre le débat sur les baisses d'impôts
Les responsables
de la gauche plurielle trouvent à prendre et à laisser dans le " Piketty
"
MALINGRE
VIRGINIE
François
Hollande, premier secrétaire du PS. La baisse des impôts est un débat en soi
qui ne doit pas gêner la gauche. En période de croissance, il est normal de
redistribuer du pouvoir d'achat sous cette forme. Nous avons baissé les impôts
de tous, en allégeant la TVA, la taxe d'habitation ou encore en élargissant la
CSG. L'impôt sur le revenu aurait dû être le seul impôt que nous n'aurions pas
baissé ? Nous avons eu la volonté de toucher davantage les premières tranches
que les dernières tranches. Il y a eu un débat interne sur le taux marginal.
Nous aurions pu le maintenir tout en augmentant le montant des tranches. Ce qui
serait revenu au même sans l'aspect symbolique. Laurent Fabius a souhaité que
les baisses d'impôt soient visibles et sincères. Le problème le plus sérieux
aujourd'hui, c'est que de nombreux contribuables ont des revenus qui ne sont
pas soumis à la progressivité de l'IR, via les stock-options, les dividendes...
Le problème de l'impôt sur le revenu [IR], ce n'est pas le taux marginal, c'est
son assiette. Mais les revenus qui échappent ainsi à l'IR, on peut les
retrouver grâce à l'impôt sur le patrimoine, c'est-à-dire l'impôt sur les successions
et sur la fortune qui permettent une correction pour les revenus les plus
élevés. Enfin, les phénomènes de fuites physiques existent, et la baisse de
l'IR a aussi cette justification d'empêcher ces évasions. On ne peut pas,
malgré toute la sympathie que j'ai pour M. Piketty, envisager un IR immuable et
qui serait la seule forme de redistribution.
Henri
Emmanuelli, président de la commission des finances de l'Assemblée nationale.
Le livre de Thomas Piketty honore le métier de chercheur. Au terme d'un travail
minutieux et parfois ingrat, il aboutit à des conclusions décapantes et
argumentées qui bousculent l'air du temps sur le rôle de la fiscalité des
revenus et du patrimoine. Il n'y a, en effet, aucune justification économique à
la baisse des taux supérieurs de l'IR engagée sous la houlette des pays
anglo-saxons depuis vingt ans. Au contraire, c'est justement un IR élevé,
parfois même très élevé, qui a permis de lutter contre la reconstitution d'une
société des rentiers que nous connaissions au début du XXe siècle. La réduction
ou l'augmentation des inégalités n'est pas la conséquence d'un processus
économique " naturel " ou " spontané ", mais résulte avant
tout d'un choix politique. Cet ouvrage étayé va bien au-delà de la simple
question de l'IR et nous invite à placer au coeur du débat politique la
question des inégalités salariales qui n'ont pas diminué au cours du siècle
passé. Ce livre ne pourra que conforter ceux qui soutiennent ce point de vue
depuis plus de deux ans sous les sarcasmes ou dans l'indifférence.
Robert Hue,
secrétaire national du PCF. Le livre de Thomas Piketty le montre : l'impôt sur
le revenu doit demeurer un instrument important de lutte contre les inégalités.
Je suis favorable à une réforme fiscale en allégeant la charge pour les
contribuables modestes et moyens, et en sollicitant davantage les hauts et très
hauts revenus, financiers notamment. Mais l'impôt sur le revenu n'a sans doute
pas toutes les vertus que lui prête Thomas Piketty dans la réduction des
formidables écarts d'avant guerre entre revenus du capital et revenus du
travail. Le recul des marchés financiers y fut pour quelque chose avec, après
la Libération, l'usage d'un crédit nationalisé pour le financement de la
production. A l'inverse, leur formidable essor dans les années 1980-1990 s'est
opéré contre l'emploi et les coûts salariaux. Ces marchés furent donc, et ils
restent, un facteur d'aggravation des inégalités. Je défends donc l'idée de la
nécessaire limitation des marchés financiers. Par leur taxation et par un
crédit bancaire sélectif, orienté vers l'investissement utile, l'emploi et la
formation. Quant aux inégalités sociales, elles s'ancrent selon moi dans le
chômage et les lacunes de la formation. Leur recul, loin de requérir un partage
entre salariés, appelle une conquête de droits nouveaux à leur bénéfice.
Alain
Lipietz, candidat des Verts à l'élection présidentielle. Thomas Piketty
effectue un travail extrêmement précieux pour éclairer les " hauts revenus
" en France. Cette catégorie sociale (10 % de la population) est un monde
en soi constitué par les " classes moyennes ", les " classes
moyennes supérieures ", les " classes supérieures " et enfin les
" 200 familles ". Le revenu de ces dernières est 50 fois plus élevé
que le revenu moyen. Ce " gouffre ", facteur de sclérose sociale et
d'inefficacité économique, était de 300 fois avant la guerre de 1914-1918. La
" guerre de trente ans " (1914-1945) a donc divisé cet écart par cinq
et depuis, grâce à l'imposition progressive des revenus, la formidable et
stérile inégalité de départ n'a pu être reconstituée. A l'intérieur de la
catégorie des hauts revenus, ce qui fait la différence entre la très grande
bourgeoisie et les classes moyennes est le revenu procuré par la détention de
valeurs mobilières (plus de 90 % du revenu total pour les 200 familles). Après
cette période, et si on fait abstraction des 200 familles, on observe sur un
siècle une très grande stabilité des inégalités et non une réduction,
contrairement aux idées reçues et aux thèses de Kuznets (1955) ou une
amplification, impression provoquée par l'enrichissement général.
Les pays
européens sont tentés de suivre le modèle américain où on assiste depuis une
vingtaine d'années à une explosion formidable des inégalités qui risque de
rendre cette économie inefficace et injuste. Au début de cette campagne
présidentielle, le livre de M. Piketty indique une direction : revenir sur les
dérogations de plus en plus importantes au principe de la progressivité (avoir
fiscal, taxation des plus-values, exonération des différents livrets, fiscalité
avantageuse sur l'assurance-vie, entre autres) pour combattre les inégalités,
afin de rendre l'économie plus efficace et plus juste.
PROPOS
RECUEILLIS PAR VIRGINIE MALINGRE