Le Monde
7 septembre
2001, page 5
L'économiste
Thomas Piketty rouvre le débat sur les baisses d'impôts
La sortie,
mercredi 5 septembre, de son ouvrage sur " Les Hauts Revenus en France au
XXe siècle " intervient au moment où le ralentissement économique ravive
les critiques sur le " plan Fabius ". Florence Parly, secrétaire
d'Etat au budget, estime que l'auteur " se trompe de cible "
MALINGRE
VIRGINIE
ÉCONOMIE
Alors que les échéances éléctorales de 2002 se rapprochent, le livre de Thomas
Piketty, Les Hauts Revenus en France au XXe siècle (Grasset), sorti mercredi 5
septembre, va relancer la polémique sur les choix fiscaux du gouvernement. CET
ECONOMISTE, âgé de 30 ans, le met en garde contre une forte baisse de l'impôt
sur le revenu qui ferait courir à la France le risque de redevenir la "
société des rentiers " qu'elle était au XIXe siècle. M. PIKETTY al épluche
les revenus et le patrimoine des Français, ainsi que les programmes économiques
de la gauche depuis un siècle. Il en conclut que l'impôt progressif a permis
d'éviter la reconstitution d'immenses fortunes. LES INÉGALITÉS salariales,
elles, n'ont guère évolué. L'auteur évoque " le très large consensus
" de la droite à la gauche sur ce sujet. Le Monde ouvre le débat sur ce
livre.
LE CONSTAT
est là : " C'est la première fois dans l'Histoire qu'un gouvernement de
gauche baisse les taux les plus élevés de l'impôt sur le revenu. " Et il
est établi par Thomas Piketty, un économiste dont l'ouvrage (Les Hauts Revenus
en France au XXe siècle, Grasset) est sorti mercredi 5 septembre en librairie.
Le constat est là et, s'il ne gêne pas Laurent Fabius, il est plus embarrassant
pour Lionel Jospin, dont les choix fiscaux sont contestés par une partie de la
gauche plurielle.
Jusqu'à
présent, les socialistes, mais aussi les communistes, qui ont finalement laissé
faire, avaient toujours exclu de baisser l'impôt sur le revenu (IR), principal
impôt progressif et, à ce titre, premier instrument de redistribution des
revenus. Les oppositions ont été vives au sein de la gauche et jusqu'au sein du
PS, mais le ministre des finances l'a finalement emporté. A l'automne dernier,
le Parlement a adopté un plan de baisse de l'IR de 45 milliards de francs (6,9
milliards d'euros) sur trois ans.
Pour autant,
à l'heure où la conjoncture faiblit et où les échéances électorales approchent,
la contestation de ces choix fiscaux se fait de nouveau plus vigoureuse. Le
gouvernement attache d'ailleurs un soin extrême, cette année, à ce que les
Français soient conscients de cette baisse de la pression fiscale. Et M. Jospin
ne manque jamais de rappeler que ces mesures, au premier rang desquelles la
baisse de l'IR et la prime pour l'emploi versée aux 8 millions de foyers les
plus modestes, permettront de soutenir la consommation.
Dans ce
contexte, le livre de M. Piketty va probablement relancer le débat et donner
des arguments de fond à ceux qui contestent les choix gouvernementaux. Le
directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)
met, en effet, en garde contre une forte baisse de l'impôt sur le revenu, qui
fait courir à la France le risque de redevenir la " société des rentiers
" qu'elle était il y a un siècle.
"
L'idée d'un retour au XIXe siècle a un certain nombre de fondements objectifs
", analyse-t-il. Les transformations des systèmes productifs que l'on
observe aujourd'hui dans les pays développés au tournant du 3e millénaire,
marqué par le déclin de l'industrie traditionnelle et l'explosion des services
et des technologies de l'information, " a probablement pour conséquence de
favoriser un accroissement rapide des inégalités ". La très forte
croissance enregistrée dans ces secteurs est de nature à permettre "
l'accumulation en un temps relativement bref de fortunes professionnelles
considérables ". Ce phénomène a déjà été observé aux Etats-Unis dans les
années 90, " et on voit mal pourquoi il ne gagnerait pas l'Europe ".
Surtout, la reconstitution, au début du XXIe siècle, de très gros patrimoines
d'un niveau comparable à ceux du début du XXe siècle est " fortement
facilitée par l'abaissement généralisé des taux marginaux d'imposition frappant
les revenus les plus élevés ", écrit M. Piketty, notamment aux Etats-Unis
et en Angleterre, mais aussi en France (voir graphique).
Après avoir
épluché revenus et patrimoines des Français depuis un siècle, il en conclut que
c'est, pour l'essentiel, l'impôt progressif qui a permis que la concentration
des fortunes - fortement ébranlée par les deux guerres mondiales et la crise de
1929 - ne retrouve pas, après 1945, les " niveaux astronomiques et
économiquement stériles " d'avant 1914. Et non un processus économique
" naturel " et " spontané ".
Après la
première guerre mondiale, les " foyers les mieux lotis se retrouvent à
devoir payer chaque année 30 %, 40 % ou 50 %, voire davantage, de leur revenu
au titre de l'impôt sur le revenu [voté en 1914], et à devoir verser une fois
par génération une proportion équivalente de leur patrimoine au titre de
l'impôt sur les successions [créé en 1901] ". Difficile dans ces
conditions d'accumuler des fortunes colossales, surtout si l'on souhaite, au
moins dans un premier temps, maintenir un certain niveau de vie.
Conséquence
: le revenu moyen (exprimé en francs 1998) de ce que M. Piketty appelle le s
" 200 familles " (les 0,01 % de Français les plus riches), " qui
se situait aux alentours de 8-9 millions de francs par an au début du siècle et
dans les années 1920, s'est littéralement effondré ". Il a atteint un
plancher " de l'ordre de 1,6-1,7 million de francs atteint en 1944-1945,
puis a connu au cours des décennies suivantes une lente et régulière remontée,
ce qui lui a permis de retrouver un niveau de l'ordre de 7-8 millions de francs
dans les années 1990 ". Au cours du siècle, le revenu moyen de la
population a été multiplié par 4,5, " si bien que l'écart de revenu entre
les 200 familles et la moyenne a été divisé par un facteur de l'ordre de 5
", constate-t-il.
Ce sont les
revenus du capital (représentant plus de 60 % des revenus de ces 200 familles)
qui se sont effondrés. Les inégalités salariales, elles, n'ont guère évolué
depuis 1900. Cette stabilité doit, selon M. Piketty, " être mise en
parallèle avec le très large consensus qui a toujours entouré ces hiérarchies
salariales : l'inégalité des salaires n'a jamais été véritablement remise en
cause par quelque mouvement politique que ce soit ". Ni à droite ni à
gauche.
VIRGINIE
MALINGRE
DOC :
GRAPHIQUE : Des hauts revenus de moins en moins imposés
Evolution du
taux supérieur de l'impôt sur le revenu de 1915 à 1998