Le Monde

8 mars 2000, page 1

 

HORIZONS - ANALYSES

Pourquoi et pour qui réduire les impôts

 

MALINGRE VIRGINIE

 

LE PREMIER MINISTRE le dit lui-même : il ne souhaite pas être un " voltigeur " dans le domaine de la fiscalité et préfère laisser ceux qui ont des propositions à faire les présenter et les défendre en première ligne. A deux ans des élections législatives et présidentielle, il a certes le souci de ne pas laisser échapper le bénéfice politique qu'il pourrait retirer d'une baisse des impôts, mais sa doctrine n'est pas arrêtée.

 

Car l'exercice est délicat. Le chef de la gauche ne doit pas y perdre son électorat traditionnel. Et le départ de Dominique Strauss-Kahn, dont le talent pour amener la majorité " plurielle " sur des terrains dont elle n'est pas familière était précieux, ne lui facilite pas la tâche. Le premier ministre avance donc à pas comptés. Il a annoncé à Bruxelles une réduction des charges des Français de 120 milliards de francs entre 2000 et 2003. Et il n'exclut plus rien en la matière, même pas d'abaisser le taux marginal supérieur de l'impôt sur le revenu (54 %). En juin 1997, pourtant, M. Jospin n'avait pas fait de ce sujet un axe majeur de son programme. Quelques mois plus tôt, en février, Martine Aubry, dans son livre Il est urgent d'agir (éditions Albin Michel), avait intitulé " Vive l'impôt ! " son chapitre consacré à la fiscalité, mais, depuis, les échéances électorales se sont rapprochées.

 

Pas plus qu'il y a deux ans, la théorie économique ne fournit d'arguments imparables au choix de baisser les impôts. Le keynésianisme fait de la baisse des prélèvements un moyen de libérer du pouvoir d'achat et de stimuler la demande. Cependant, l'insuffisance de la demande n'est plus le souci majeur de la France : les ménages ont un moral d'acier et consomment tous azimuts.

 

Il existe une autre lecture de l'économie qui peut conduire à militer pour une baisse des impôts. Elle s'inspire de la " théorie de l'offre ", selon laquelle plus les impôts sont bas, plus les incitations à travailler sont fortes. Les agents économiques effectueraient un arbitrage entre le travail et les loisirs, d'autant plus favorable au premier que leur rémunération nette, après impôts, serait plus élevée. Mais, dans les faits, les choses ne sont pas si simples.

 

Certains cas sont éloquents, comme l'extension de l'allocation parentale d'éducation en 1994, qui s'est traduite par le retrait immédiat du marché du travail de nombreuses femmes. D'autres le sont beaucoup moins, notamment pour ce qui concerne les hauts revenus. L'économiste Thomas Piketty a montré que les revenus imposables sont insensibles aux variations du taux marginal de l'impôt sur le revenu.

 

Au ministère de l'économie et des finances, on reconnaît qu'il est difficile de se faire une idée précise de l'influence de la fiscalité sur les décisions de certains cadres supérieurs de quitter la France. Les statistiques sont largement insuffisantes - la moitié des expatriés ne sont pas inscrits auprès des consulats - et, surtout, elles ne donnent aucun élément sur leurs motivations. Sont-elles fiscales ? Vont-ils chercher le travail là où il existe, en Angleterre pour la finance ou en Allemagne pour la chimie ? Ou bien veulent-ils valoriser leur carrière par une expérience internationale ?

 

Du côté des entreprises, le doute est tout aussi important. Personne ne peut dire précisément, aujourd'hui, dans quelle mesure des entreprises excluent de s'installer en France pour échapper à des prélèvements trop élevés. Ce qui est certain, c'est que la France possède d'autres charmes, tout aussi stratégiques pour les entreprises : la qualité des écoles pour les enfants des cadres, le niveau des infrastructures, la taille du marché intérieur ou encore la qualification des salariés sont autant d'éléments qui comptent. Et qui peuvent convaincre un groupe comme Toyota, en 1997, de s'installer en France plutôt qu'en Pologne ou en Angleterre.

 

Dans ce contexte, la courbe de l'économiste américain Arthur Laffer, qui fait décroître le rendement des impôts au-delà d'un certain seuil d'imposition (" trop d'impôt tue l'impôt ", a souvent résumé Jacques Chirac), perd largement de sa signification. Les caisses de l'Etat ne se sont d'ailleurs jamais autant remplies qu'en 1999, alors même que la France est en Europe le champion des prélèvements obligatoires, avec un taux de 45,7 % en 1999 par rapport au produit intérieur brut. Ce sont près de 31 milliards de francs de recettes fiscales non prévues qui ont été encaissées. Les rentrées de l'impôt sur les sociétés ont explosé. Et plus de 1,3 million de nouveaux contribuables sont assujettis à l'impôt sur le revenu.

 

M. Jospin ne pourra donc pas justifier par des arguments purement économiques le choix de réduire les impôts. Pourra-t-il invoquer une logique plus politique, d'équité par exemple ? Dans une certaine mesure, oui. Par exemple, en mettant en place des dispositifs d'incitation au retour sur le marché du travail pour les exclus. Un RMiste qui retrouve un emploi aujourd'hui doit rapidement affronter la perte de son allocation et d'aides diverses comme l'aide au logement. Pour peu que l'emploi qu'il retrouve soit précaire et mal payé, il peut s'interroger sur la légitimité de se remettre au travail. C'est un phénomène que personne ne peut évaluer aujourd'hui, mais auquel il ne sera probablement pas fait reproche au premier ministre de s'attaquer.

 

La baisse de la taxe d'habitation, qui devrait intervenir dès l'automne, n'est pas non plus, en théorie, contestable du point de vue de l'équité. Tout dépendra de la manière dont le poids de cet impôt, que tout le monde s'accorde à trouver injuste, sera réduit. Les problèmes sont plus à chercher du côté des collectivités locales, qui craignent de voir leurs moyens de financement autonome diminuer.

 

ARGUMENT ÉLECTORAL

 

Pour le reste, la réflexion de M. Jospin sur les impôts directs est beaucoup plus sujette à interrogations. Certes, M. Jospin pourra rappeler les sacrifices qu'ont faits les classes moyennes depuis plus de dix ans et invoquer un juste retour des choses; mais comment pourra-t-il justifier le choix d'abaisser l'impôt sur le revenu, qui ne concerne que la moitié la plus aisée des Français et qui est, avec l'impôt de solidarité sur la fortune, le seul impôt progressif, plutôt que de s'attaquer plus avant aux impôts indirects comme la TVA ou la taxe intérieure sur les produits pétroliers, qui pèsent de la même manière sur tous les Français ? Et s'il n'exclut pas de réduire le taux supérieur du barème, il peut aussi craindre que l'électorat traditionnel ne s'y perde, sans être certain qu'un électorat centriste considère ce geste comme suffisant pour basculer.

 

Certes, la baisse des impôts est un argument très électoral, mais il faut le manier avec précaution, car il renvoie à un véritable choix de société sur le rôle de l'Etat. Les Français restent très attachés aux services publics, dont ils réclament même l'amélioration, comme l'ont montré les récents mouvements autour des hôpitaux et des écoles. Dans leur grande majorité, ils ne veulent pas " moins d'Etat ". Comment concilier cette exigence avec un vaste mouvement de baisse des impôts ? La croissance permet aujourd'hui de concilier ces deux objectifs, mais, à terme, l'Etat devra se réformer et produire les mêmes services pour moins cher. Or, à ce jour, rien n'est moins assuré que la capacité de l'Etat à se réformer... La réorganisation que tente de mener Christian Sautter au ministère des finances sera, à cet égard, capitale. Qu'elle échoue, et la réforme de l'Etat dans son ensemble sera compromise.

 

Le choix de la baisse des impôts n'est pas indifférent pour les générations futures. A long terme, il se fait au détriment de la baisse de la dette de l'Etat, qu'il leur laisse la charge de rembourser. Les orientations politiques qui sous-tendent la baisse des impôts sont donc lourdes. On comprend que M. Jospin prenne son temps.

 

VIRGINIE MALINGRE