Le Monde
23 juin
1999, page 1
HORIZONS -
DEBATS
POINT DE VUE
La Fondation
Saint-Simon, une histoire accomplie
ROSANVALLON
PIERRE
Le conseil
d'administration de la Fondation Saint-Simon (Jean-Claude Casanova, Roger
Fauroux, président, Alain Minc, Jean Peyrelevade, Pierre Rosanvallon) a décidé
à l'unanimité, mardi 22 juin, de proposer à ses membres la dissolution de
l'association au 31 décembre. Nous publions le texte par lequel Pierre
Rosanvallon, secrétaire général de la Fondation, expose à ses membres les
motifs de cette décision.
LA fondation
Saint-Simon a été créée en 1982, après le tournant de 1981 donc, pour mettre
sur pied un espace d'échange social et de production intellectuelle totalement
indépendant, différant à la fois des clubs politiques et des institutions
universitaires. Par les appréciations qu'elle suscite généralement, il ne fait
aucun doute que l'entreprise a réussi.
Le problème,
c'est qu'une expérience qui " réussit " dans la durée est soit
menacée par la routine, soit appelée à changer d'échelle. Aucune des deux voies
ne correspond à l'esprit dans lequel a été créée la Fondation. Le risque de la
routine ? Il est dans la répétition, y compris de qualité, d'un même type
d'activité. Il n'y aurait rien de plus ennuyeux à cet égard que de vivre en
paisible rentier des acquis (la " puissante " Fondation, les "
fameuses " Notes, etc.). Changer d'échelle ? Cela n'aurait pas de sens
dans notre cas. La fondation Saint-Simon a été conçue par ses promoteurs comme
une structure très légère, ayant justement pour but de constituer une solution
alternative aux grandes machines. Elle n'a donc jamais eu vocation à
s'institutionnaliser et à grossir.
Trop
d'expériences intéressantes finissent, hélas, par emprunter en France une de
ces deux voies. Il ne faut donc pas attendre que se pose dans quelques années
ce dilemme entre routine et institutionnalisation.
C'est
pourquoi, alors que mille raisons pourraient plaider en sens inverse, il est
bon de songer à arrêter la Fondation. La fin 1999 offre pour cela un point
d'arrêt symbolique simple à une expérience réussie. La décision ne sera pas
banale et elle sera aussi en elle-même une ultime et utile contribution à la
réflexion sur les rigidités françaises !
Une raison
de fond se superpose en outre à cette appréciation : la Fondation Saint-Simon a
globalement rempli la fonction sociale qui a été la sienne, à travers les deux
cycles de son histoire que l'on peut distinguer : celui des années 80 et celui
des années 90.
Dans les
années 80, la Fondation a d'abord permis de créer de la transversalité dans une
société qui restait fortement segmentée, le monde intellectuel et les milieux
économiques ou " professionnels ", au sens large, communiquant peu ou
très mal. C'était à l'époque quelque chose d'original que de faire réfléchir ou
travailler ensemble François Furet, Albert Hirschman, Edgar Morin et François
Jacob d'un côté avec, de l'autre côté, Michel Albert, François Bloch-Lainé,
Roger Fauroux, Edmond Maire, Simon Nora et Antoine Riboud, pour ne citer que
quelques noms emblématiques.
Ont ainsi pu
se rapprocher ou se confronter tout un ensemble de personnes qui partageaient
un même ethos modernisateur et réformateur mais que les convenances ou les
habitudes tenaient à distance. Cette rencontre a d'ailleurs peut-être eu
quelque chose de très exceptionnel qui ne serait probablement pas reproductible
aujourd'hui. Comme était rare le fait de mêler fortement les générations et
d'associer les personnalités " arrivées " et des jeunes ayant à peine
trente ans.
A une
période où la gauche française était encore majoritairement empêtrée dans les
archaïsmes intellectuels et politiques du programme commun - que l'on se
souvienne seulement du culte des nationalisations miracles - le seul fait de
ces rencontres ouvertes faisait sens. Même si c'est de façon modeste, cette
initiative a indéniablement contribué à dépasser certaines pesanteurs du passé
et à en finir avec la diabolisation antérieure de toute culture de
gouvernement, pour ouvrir intellectuellement un nouvel espace à la pensée
réformatrice.
Entre 1983
et 1992, la Fondation a aussi organisé près de soixante- dix séminaires publics
annuels (une seule annonce dans Le Monde suffisait à regrouper une quarantaine
de participants de toutes origines), prolongeant et démultipliant cette
entreprise de décloisonnement. Au-delà des thèmes économiques et sociaux plus
attendus, c'est aussi bien la situation du judaïsme français que la question
des philosophies du sujet ou les nouvelles frontières des mathématiques qui en
ont constitué les thèmes. A distance d'une formation permanente à but souvent
utilitaire ou des nouveaux " cafés ", cette initiative a esquissé ce
que pourrait être un jour une " université citoyenne ".
La fonction
" sociale " de transversalité étant d'une certaine manière accomplie
à la fin des années 80, et le choix ayant déjà été fait de ne pas grossir, par
exemple sous la forme d'un nouveau type d'université privée pour adultes, une
réorientation s'est opérée dans les années 90. Si la fonction de rencontre et
d'échanges est restée présente, l'accent a été mis sur la production proprement
intellectuelle. La Fondation Saint-Simon s'est d'une certaine manière "
universitarisée ", constituant le premier exemple d'une Think Tank à la
française, fonctionnant à la fois comme un éditeur et comme un organisateur de
groupes de réflexions débouchant sur des productions.
Quarante
livres ont vu le jour dans ce cadre (essentiellement dans la collection "
Liberté de l'esprit ", chez Calmann-Lévy). Des titres consacrés au
syndicalisme, à la politique industrielle, à l'Europe, mais également des
ouvrages de philosophie politique dont certains sont devenus des classiques.
Ont ainsi été publiés Ecrire à l'épreuve du politique de Claude Lefort,
Principes du gouvernement représentatif de Bernard Manin, Histoire
intellectuelle du libéralisme de Pierre Manent. Cent dix études et documents de
réflexions plus courts ont aussi été édités (les Notes vertes mensuelles).
Certaines d'entre elles sont devenues fameuses, telles celles d'Emmanuel Todd
sur le malaise politique français, de Jean Peyrelevade sur le gouvernement
d'entreprise, de Daniel Cohen, Denis Olivennes ou de Thomas Piketty sur
l'emploi, de Patrick Weil sur la politique d'immigration ou d'Irène Théry sur le
contrat d'union sociale.
Mais ces
études remarquées n'ont constitué que la face émergée d'une entreprise
intellectuelle beaucoup plus vaste poursuivie à cent lieues des modes et du
" prêt-à-penser ". Dans un livre-débat entre Paul Thibaud et Jean-Marc
Ferry publié en 1992, nous avons par exemple été parmi les premiers à éclairer
les termes de ce qui allait constituer, autour du courant " souverainiste
", un nouvel axe de clivage politique et intellectuel en France. Nous
avons aussi publié des analyses décapantes de Michel Aglietta, de Robert Boyer,
de Robert Castel ou de Jean-Paul Fitoussi sur les transformations
contemporaines du capitalisme.
Face à ceux
qui nous accusaient par paresse de pensée unique, nous avons plutôt
concrètement essayé de penser librement et ouvertement, en restant absolument
indépendants de tous les pouvoirs. Cette tâche de réflexion et de publication
reste certes à continuer. Mais il faudrait maintenant pour cela un autre cadre
et d'autres outils, pour produire à nouveau un effet de rupture et d'invention
dans des temps qui ont changé.
Avant de
tourner la page, avec fierté mais sans états d'âme en même temps, il est aussi
tentant d'avoir une courte pensée pour tous ceux qui n'ont cessé de faire
commerce médiatique de leur opposition à la " puissante " Fondation
Saint-Simon. Ils auront dorénavant la dure tâche de n'exister que positivement
par la qualité de leur production et non plus par le tapage de leurs
imprécations. C'est aussi cela le plaisir d'être libre et indépendant de toutes
les institutions, y compris de celles que l'on a créées. C'est une façon de ne
pas devenir prisonnier de ses succès ou des caricatures de soi.
Si toutes
ces raisons intellectuelles et pratiques invitent à avoir le courage de savoir
clore une histoire, d'autres motifs, plus personnels, entrent enfin bien sûr en
ligne de compte. Tout simplement d'abord parce que le changement est la
condition obligée de la vitalité intellectuelle. Après dix-sept ans passés à
animer la Fondation Saint-Simon, il est aussi temps pour moi de penser à de
nouvelles aventures. Mais aussi, je ne peux le cacher, parce que la disparition
de François Furet en 1997 a ôté du goût à une de ces entreprises qui ne
prennent sens que dans le plaisir de l'amitié et de l'initiative partagées.
PAR PIERRE
ROSANVALLON
Pierre
Rosanvallon est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences
sociales.
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