Le Monde

13 novembre 1998, page 14

 

Les étranges conclusions de Thomas Piketty

Les titulaires de hauts revenus seraient tellement heureux de payer des impôts qu'ils seraient tout à fait insensibles aux taux de ces impôts ! Cela n'est tout simplement pas crédible

 

SALIN PASCAL

 

D'APRÈS une étude récente de Thomas Piketty, dont Le Monde du 6 novembre a fait largement état sous la plume de Laurent Mauduit, les contribuables français seraient peu sensibles aux variations des taux les plus élevés de l'impôt sur le revenu, ce qui ferait perdre une grande partie de leurs justifications aux propositions consistant à diminuer ces taux. Ces résultats sont tellement surprenants, tellement contraires à ce que montrent incontestablement les expériences étrangères et le raisonnement théorique qu'ils sont nécessairement suspects.

 

Si l'on suivait cet auteur, en effet, il y aurait, pour les impôts comme pour tout le reste, une " exception française " : alors que, presque partout dans le monde, on a compris qu'il fallait dégraisser le mammouth étatique, en France, on continue à prétendre qu'il faut accroître l'interventionnisme étatique; alors que presque partout dans le monde on a compris que la diminution des taux d'imposition les plus élevés stimulait la croissance sans priver l'Etat de recettes fiscales, il faudrait admettre que les Français ne se comportent pas comme les autres : les titulaires de hauts revenus seraient tellement heureux de payer des impôts qu'ils seraient tout à fait insensibles aux taux de ces impôts !

 

Cela n'est tout simplement pas crédible. La fameuse courbe de Laffer constitue le point de référence de toute réflexion dans le domaine fiscal. Certes, Arthur Laffer, s'il a eu le mérite de populariser l'idée à laquelle on a donné son nom - l'assiette d'un impôt varie en sens inverse du taux de cet impôt (de telle sorte qu'au-delà d'un certain point les recettes fiscales diminuent lorsque le taux augmente) -, n'en est certainement pas l'inventeur.

 

Nombreux, en effet, sont ceux qui, avant ou après lui, ont souligné cette idée, pour la simple et bonne raison qu'il s'agit seulement de l'application au domaine spécifique de la fiscalité des principes généraux de l'analyse économique. Nier la courbe de Laffer, c'est donc nier la possibilité d'une étude scientifique du comportement humain et se réfugier dans l'obscurantisme ou un pragmatisme approximatif. C'est en s'appuyant sur les principes les plus généralement admis de toute la profession des économistes - à savoir la loi de l'utilité marginale décroissante - que Geoffrey Brennan et James Buchanan ont montré qu'un Etat dont l'objectif serait d'extraire le maximum de ressources des citoyens devrait imposer un impôt sur le revenu à taux dégressif et non un impôt sur le revenu à taux progressif. En effet, dans ce cas, il prélèverait sur chaque unité de revenu supplémentaire produite par chaque individu juste ce qui serait nécessaire pour ne pas l'inciter à renoncer à l'activité correspondante. Raisonnement d'une telle rigueur que l'on peut mettre quiconque au défi de démontrer qu'il est erroné. Pour un économiste habitué au raisonnement théorique, ces idées sont incontournables et des travaux empiriques, nécessairement arbitraires, qui prétendraient démontrer le contraire sont nécessairement suspects.

 

Cette conviction est renforcée si l'on se tourne vers les faits. La réforme fiscale de Margaret Thatcher a fait tomber les taux d'impôt sur le revenu les plus élevés, de 83 % à 40 %. Alors qu'on prévoyait - en utilisant une optique purement comptable - une chute des recettes fiscales de 1,5 milliard de livres, on a enregistré une augmentation de 0,3 milliard de livres. Les foyers fiscaux les plus riches ont augmenté leurs contributions au budget à la fois en termes relatifs et absolus. On a constaté par ailleurs un renversement des flux migratoires, les individus les plus productifs, au lieu de fuir la Grande-Bretagne, décidant d'y revenir. Aux Etats-Unis, le taux maximum de l'impôt sur le revenu est passé de 77 % en 1921 à 24 % en 1928, et l'on a constaté une forte hausse des revenus salariés, des recettes fiscales et de l'emploi. Et l'on trouve des résultats comparables aux Etats-Unis, sous Kennedy aussi bien que sous Reagan, et dans bien d'autres pays.

 

L'idée selon laquelle il y aurait une exception française dans le domaine du comportement des contribuables n'est donc pas tenable. Mais alors, comment expliquer les résultats de Thomas Piketty ? Les " expériences " françaises de baisse des impôts qu'il a examinées n'ont rien de comparable avec celles que nous venons d'évoquer. Les baisses en question ont été de si faible amplitude qu'elles ne pouvaient guère avoir qu'une influence mineure par rapport aux autres facteurs importants qui influencent les recettes fiscales (et qui n'ont pas été évalués).

 

Mais il existe aussi une autre raison, certainement plus fondamentale. Pour apprécier réellement les effets d'une variation d'impôts sur le comportement des contribuables et sur les recettes fiscales, il n'est pas correct d'isoler la variation d'un seul impôt, par exemple l'impôt sur le revenu. Ce qui détermine le comportement d'un contribuable, c'est le taux marginal de prélèvement qu'il subit en tenant compte de tous les impôts et cotisations qui frappent la même matière fiscale (par exemple : l'impôt sur le revenu, les cotisations sociales, la CSG, mais aussi la TVA, qui, contrairement à ce que l'on dit, n'est pas un impôt sur la consommation, mais un impôt sur le revenu). Ainsi, la faible baisse des taux marginaux de l'impôt sur le revenu en 1996 a été plus que compensée par l'augmentation des autres prélèvements, de telle sorte qu'il était évidemment impossible de voir apparaître un " effet Laffer " positif.

 

Il est enfin curieux qu'on puisse à la fois prétendre que la baisse des charges sociales sur les bas revenus aurait un effet sur l'emploi - il existerait dans ce cas un " effet Laffer " - alors que cet effet disparaîtrait pour des taux d'imposition plus élevés ! Il y a là une incohérence manifeste.

 

PAR PASCAL SALIN

 

Pascal Salin est professeur d'économie monétaire à l'université Paris-Dauphine.