Le Monde
3 mars 1998,
page 5
LE MONDE
ECONOMIE ENJEUX ET STRATEGIES
ENJEUX
Emplois de
services américains et français : une comparaison erronée
GADREY JEAN;
JANY CATRICE FLORENCE
Depuis sa
parution en décembre 1997, comme "note de la fondation Saint-Simon",
la presse française a fait une large place à une étude de l'économiste Thomas
Piketty comparant les créations d'emplois aux Etats-Unis et en France. Le
résultat le plus spectaculaire de cette étude est le suivant : il serait
possible, en France, en s'inspirant de l'exemple américain, de créer deux à
trois millions d'emplois dans le commerce et l'hôtellerie-restauration.
Le
raisonnement est assez simple. Aux Etats-Unis, le nombre d'emplois par habitant
dans ces secteurs est beaucoup plus élevé qu'en France. Pour le seul commerce
de détail, l'avance américaine est de l'ordre de 70 %. Pour
l'hôtellerie-restauration, elle est plus importante encore.
L'objectif
serait donc d'atteindre, en France, des niveaux comparables, ce qui
correspondrait à un gain de 2,8 millions d'emplois. Comment ? Selon Thomas
Piketty, ce qui fait la différence c'est essentiellement "le poids
excessif des prélèvements pesant sur le travail peu qualifié". La
conclusion est tout aussi simple : une forte réduction des charges sociales sur
les bas salaires permettrait aux employeurs français du secteur d'embaucher à
des niveaux comparables à ceux que l'on trouve aux Etats-Unis.
Le succès
médiatique rencontré par cette analyse ne garantit pas la rigueur de la méthode
ni des données. Il suffit, pour s'en convaincre, de reprendre l'exemple du
commerce de détail, secteur où l'on pourrait, selon Thomas Piketty, créer 1,7
million d'emplois, si l'on réduisait les charges sociales en s'inspirant de
l'exemple américain. Or ce que montre une analyse plus approfondie de ce
secteur dans les deux pays est que le niveau effectivement très élevé de
l'emploi commercial par habitant aux Etats-Unis s'explique en faisant
intervenir une série de variables et de facteurs dont les charges sociales
"pesant" sur les salaires ne constituent qu'un élément mineur.
En premier
lieu, le niveau de vie américain moyen, exprimé en "parité de pouvoir
d'achat", est nettement supérieur au niveau de vie français et, en
particulier, le volume des ventes du commerce de détail par habitant y est
environ 25 % plus élevé. Toutes choses égales par ailleurs en matière de
qualité et de productivité du service commercial (point envisagé ensuite), il
faut donc 25 % d'emplois en plus aux Etats-Unis pour commercialiser ce volume
de biens plus important. En second lieu, la durée annuelle moyenne du travail
par emploi est inférieure d'environ 12 % dans le commerce de détail américain.
Ces deux
variables permettent déjà d'interpréter l'essentiel de la différence. L'écart
résiduel n'est plus que d'environ 20 % et s'exprime ainsi : pour commercialiser
un même panier de biens, représentatif de la structure des ventes en France, on
utilise aux Etats-Unis environ 20 % d'heures de travail en plus qu'en France.
Cet écart peut s'analyser en termes "réels" (techniques) et en termes
monétaires.
En termes
techniques, ce nombre d'heures plus important peut correspondre soit à une
productivité du travail inférieure aux Etats-Unis; soit, à productivité
identique, à une production de services plus importante autour de la vente des
biens. On dispose de preuves convergentes que la seconde explication est la
bonne.
En termes
monétaires, la question est la suivante : comment finance-t-on aux Etats-Unis
ce supplément d'heures (+ 20 %) ? Par une masse salariale plus élevée (qui
serait alors payée indirectement par les consommateurs) ou par un coût horaire
du travail inférieur ? La seconde réponse est la bonne. La masse salariale
correspondante est à peu près semblable, tandis que le coût horaire du travail
dans ce secteur est environ 18 % inférieur à son niveau français. Mais, point
crucial, il est inexact que ce coût salarial inférieur s'explique
essentiellement par le jeu des charges sociales : les salaires horaires moyens
sont, eux aussi, inférieurs (d'environ 8 % à 10 %). Vu que la durée du travail
est plus faible, le salaire annuel moyen est inférieur de près de 20 % : les
secteurs du commerce de détail et de l'hôtellerie-restauration font partie des
grands employeurs de working poors américains (les "salariés
pauvres").
D'autre
part, même si l'on supposait que dans ce secteur la part des charges patronales
dans le coût du travail passait, en France, de son niveau actuel de 26 %, au
niveau américain de 16 %, il est douteux que cela induise des créations
d'emplois notables : les entreprises du commerce de détail français,
structurellement engagées dans une concurrence par les prix les plus bas,
répercuteraient probablement l'essentiel de cette baisse sur leurs prix et leur
masse salariale et, sauf exception, n'en profiteraient pas pour embaucher. Le
secteur du commerce de détail a été, en France, le principal bénéficiaire des
exonérations de charges de ces dernières années et on n'y a pas constaté pour
autant de tendance à la création d'emplois; au contraire. D'une certaine façon,
les recommandations de Thomas Piketty ont déjà été partiellement expérimentées,
et le constat est celui d'un échec.
On peut
formuler autrement l'analyse qui précède. Si l'on voulait copier le modèle
américain pour créer dans le commerce de détail français 1,7 million d'emplois,
il faudrait : augmenter de 25 % le pouvoir d'achat des Français, diminuer de 12
% la durée annuelle du travail dans le commerce, et de 15 % à 20 % les salaires
annuels moyens du secteur, réduire de 10 points la part des charges patronales
dans le coût du travail, et s'assurer enfin que les entreprises y créent des
emplois en raison inverse de la baisse du coût salarial ! Un tel projet se
passe de commentaires.
Cet exemple
illustre les dangers des comparaisons internationales en matière d'emploi,
lorsqu'elles se contentent de sélectionner arbitrairement une variable (ici les
charges sociales), désignée comme facteur unique d'un écart à expliquer (les
niveaux d'emploi), en ignorant ce que cet écart doit à d'autres variables,
techniques ou monétaires. On peut sur cette base "démontrer" à peu
près n'importe quoi, en transformant une co-occurrence (simultanéité de deux
phénomènes) observée dans un pays témoin en une relation de causalité supposée
valable en France. La production d'emplois dans un pays (ou dans un secteur
d'activité d'un pays) ne peut se comprendre que sur la base de causalités
multiples, en contextualisant l'analyse, et en faisant intervenir l'histoire et
les institutions de ce pays et de ce secteur. Et le débat essentiel sur la
protection sociale et les charges des entreprises mérite mieux que l'invocation
superficielle d'un modèle américain idéalisé.
PAR JEAN
GADREY ET FLORENCE JANY-CATRICE
Jean Gadrey
est professeur d'économie à l'université Lille-I. Florence Jany- Catrice est
maître de conférences dans la même université. Tous deux sont signataires de
l'Appel des économistes pour sortir de la pensée unique.