Le Monde
3 mars 1998,
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LE MONDE
ECONOMIE ENJEUX ET STRATEGIES
CHRONIQUE
L'emploi
surchargé
IZRAELEWICZ
ERIK
Pour lutter
contre le chômage, vaut-il mieux réduire la durée du temps de travail ou
baisser les charges sociales ? On croyait enterré à jamais le vieux débat
manichéen, celui qui oppose schématiquement la gauche à la droite, les
"dirigistes" aux "libéraux", les salariés aux patrons. On
pourrait pourtant rapidement voir la polémique renaître. Les frontières entre
les deux camps ne sont pas aussi étanches qu'il y paraît. La droite au pouvoir
a cru à l'efficacité de la réduction de la durée du travail : elle l'a montré
avec la loi de Robien. La gauche aux affaires pourrait, à son tour, être
sensible à la pertinence de la réduction des charges, celles sur le travail le
moins qualifié en tout cas.
La reprise
de l'activité, si elle se confirme, risque certes de biaiser quelque peu les
termes du débat. L'année 1998 devrait a priori être très bonne sur le front de
l'emploi. Martine Aubry, la ministre de l'emploi et de la solidarité, cherchera
à s'en attribuer la responsabilité. C'est de bonne guerre. Elle expliquera que
le recul du chômage est le résultat de ses choix politiques : les
emplois-jeunes et les 35 heures. En réalité, l'amélioration sera davantage la
conséquence du retour de la croissance d'une part, d'une plus grande richesse
en emplois de la croissance d'autre part. Les politiques de baisse des taux
d'intérêt, de baisse des charges sur les bas salaires et de développement du
temps partiel menées depuis 1993 par la droite commencent à porter leurs
fruits. Le pilotage macro-économique assuré par M. Strauss-Kahn en apporte
d'autres. Mme Aubry va pouvoir cueillir tous ces fruits.
La ministre
préférée des Français va en particulier profiter de l'augmentation du contenu
en emplois de la croissance en France. Dans les années 70, il fallait une
augmentation d'au moins 2,7 % du produit intérieur brut pour qu'il y ait
création nette d'emplois. Ce rythme est tombé à 2,2 % dans les années 80 et à
moins de 1,5 % aujourd'hui. Après 1997 (une croissance de 2,4 % et 130 000
emplois nouveaux), les chiffres de 1998 devraient confirmer cette évolution
heureuse. Presque unanimes, les économistes attribuent une partie de cette
amélioration aux réductions de charges, notamment aux allègements sur les
salaires inférieurs à 1,3 fois le SMIC initiés, en 1993, par la droite. De
fait, le débat sur les charges pesant sur le travail peu qualifié a d'ores et
déjà rebondi autour de Lionel Jospin. Les travaux du conseil d'analyse
économique, ce groupe d'experts chargés d'éclairer le premier ministre, comme
ceux de la Fondation Saint-Simon ont perturbé, à gauche, quelques certitudes
politiques. Le coût du travail est certes en France dans la moyenne européenne.
Mais les charges qui pèsent sur lui le "coin socio-fiscal" (la
différence entre le coût total payé par l'employeur et le salaire net perçu par
le salarié auquel s'ajoutent les transferts sociaux) notamment y sont lourdes.
La dernière étude de l'OCDE place la France en 1996 à un rang peu enviable, au
septième avant le plus mauvais, la Belgique. Les charges constituent surtout un
handicap pour le travail le moins qualifié.
L'analyse de
Thomas Piketty sur "les créations d'emplois en France et aux
Etats-Unis" a, à cet égard, particulièrement frappé les esprits. Ce jeune
économiste y montrait que, si la France comptait le même nombre d'emplois par
habitant que les Etats-Unis dans le commerce et l'hôtellerie, elle aurait 2,8
millions d'emplois supplémentaires.
A l'instar
de bien des économistes proches de la gauche, M. Piketty suggère d'
"abaisser massivement les prélèvements pesant sur le travail peu
qualifié". Pour avoir plaidé pendant longtemps dans ce sens, Martine Aubry
doit sans doute être convaincue qu'il y a là une direction à suivre. Pour
l'instant, mobilisée sur les 35 heures, elle n'en dit mot. Dominique
Strauss-Kahn est plus disert. Dans un entretien accordé au magazine Capital
(mars 1998), il donne "raison à ceux qui nous disent qu'il faut abaisser
le coût du travail non qualifié en France" et reconnaît que "l'effort
d'abaissement des charges qui a été entrepris doit être maintenu". Il
demande néanmoins aux avocats de réductions supplémentaires "comment ils
comptent les financer".
Ce débat
sera-t-il engagé ? La baisse des charges, même sur les seuls salaires les plus
bas, reste encore, et en dépit de ce qui se passe dans les autres pays
européens, un sujet qui trace une ligne de démarcation entre la droite et la
gauche. Depuis qu'il est à Matignon, Lionel Jospin a déjà réussi à faire
disparaître bien des frontières sur l'Europe, sur les privatisations, etc.
Pourquoi ne parviendrait-il pas à supprimer celle-ci ?
PAR ERIK IZRAELEWICZ