Libération
Lundi 24 novembre 1997, page 19

ECONOMIE
Etude comparative sur l'emploi en France et aux Etats-Unis: réduire les charges sociales, une idée qui revient par la gauche.

RICHE Pascal

En 1995, les socialistes avaient placé la réduction du coût du travail au coeur de leur programme présidentiel. En 1996-1997, ils l'ont non seulement abandonnée mais aussi largement diabolisée. A tel point que toute réflexion sur le sujet est aujourd'hui considérée comme "de droite". Baisser les cotisations des entreprises assises sur le travail, disent certains socialistes, est avant tout un "cadeau aux patrons". Cette politique, que les gouvernements précédents avaient commencé à suivre (1), s'est révélée à la fois "très coûteuse" et n'a produit "aucun résultat", poursuivent-ils. Pour lutter contre le chômage, le gouvernement actuel a donc privilégié les 35 heures et les 350 000 emplois-jeunes "du futur" financés sur fonds publics. Plus personne à gauche n'évoque le sujet du coût du travail.

Publiée la semaine dernière, une courte étude (2), rédigée par un jeune économiste clairement de gauche, Thomas Piketty, vient rompre ce silence. Picketty a tenté de comparer le niveau et la structure des emplois en France et aux Etats-Unis. Ses résultats sont édifiants: ils permettent de constater, quasiment "à l'oeil nu", les dégâts que provoque sur les emplois non qualifiés le coût du travail.

Déficit d'emplois. Premier constat: rapporté au nombre des habitants, le nombre d'emplois en France est inférieur de 25% à celui des Etats-Unis. La France souffre d'un "déficit" de cinq millions d'emplois. Ce déficit est récent: il est apparu au cours des quinze dernières années.

Second constat: la structure des emplois en France et aux Etats-Unis est extrêmement similaire. On retrouve à peu près la même proportion d'employés dans l'industrie (environ un quart) et dans les services (69% à 73%). Mais aussi, secteur par secteur, dans la plupart des services: 10 à 11% dans les métiers de la santé et de l'action sociale, 4% dans les transports, 10% dans les services aux entreprises, 8% dans l'éducation, etc.

Seuls deux secteurs marquent une différence très nette: le commerce génère 17,5% des emplois américains, mais seulement 13,6% des emplois français; l'écart est similaire pour l'hôtellerie-restauration (6,6% contre 3,5%). Dans ces secteurs, les entreprises peuvent employer beaucoup de gens non qualifiés (pour accueillir, servir ou orienter les clients), mais ils peuvent aussi s'en passer facilement, surtout s'ils sont trop chers...

Un coût trop élevé. On en vient au troisième constat, qui explique pas mal de choses: le coût de la main-d'oeuvre est en France de 40% plus élevé qu'aux Etats-Unis. Toys "R" us, la chaîne de magasins de jouets, est présente sur les deux continents. Pour un même volume de ventes, Toys "R" us emploie 30% de moins de salariés dans ses établissements français que dans ses boutiques américaines! Et lorsqu'on les interroge, les responsables de la chaîne expliquent qu'ils n'hésiteraient pas à employer autant de monde qu'aux Etats-Unis si leur coût était comparable.

Autre exemple: les hôtels entièrement automatisés, de type "formule 1", dans lesquels le client peut, sans rencontrer personne, obtenir la clé de sa chambre et payer, se sont multipliés en France depuis quelques années. Ils sont inconnus aux Etats-Unis...

Avec une structure de l'emploi "à l'américaine", il y aurait en France 1,8 million d'emplois de plus dans le commerce et un million de plus dans l'hôtellerie-restauration. Selon Thomas Piketty, ces emplois ne sont pas des "petits boulots"; les opposer aux "emplois de proximité" (réputés nobles) est, dit-il, une "imposture".

Le présent avant le futur. "Avant de réfléchir aux emplois du futur, écrit malicieusement l'auteur, la France gagnerait à s'interroger sur les emplois du présent." Pour les faire apparaître, il préconise un abaissement massif des charges sur les bas salaires. Comme la droite, alors? A une grosse différence près. Pour financer cette mesure, la droite suggère de baisser les dépenses publiques (ce qu'elle n'a jamais réussi à faire) ou d'augmenter la TVA (ce qui frappe les catégories modestes).

Thomas Piketty, lui, propose un effort de solidarité aux ménages les plus aisés qui, "bien qu'ils aient été largement préservés de la crise du sous-emploi et qu'ils disposent de revenus mensuels trois ou quatre fois supérieurs à ceux des smicards, ne se considèrent pas comme des "privilégiés"". Il suggère d'instaurer une franchise totale de cotisation (par exemple sur les 5 000 premiers francs de tout salaire). Le gouvernement actuel, échaudé par le tollé sur la "spoliation de classes moyennes" (à la suite de la réduction des subventions à la domesticité), n'a visiblement aucune envie d'étudier ce type de suggestion.

(1) Avec la réduction des cotisations patronales accordée jusqu'à 1,33% du Smic.

(2) Dans les notes de la fondation Saint-Simon et dans la revue de la CFDT.