Le Monde
25 novembre
1997, page 1
LE MONDE ECONOMIE
ENJEUX ET
STRATEGIES CHRONIQUE
Mines
d'emplois
GHERARDI
SOPHIE
Emouvants,
grinçants, deux films britanniques sont venus, cette année, nous parler de la
fin d'un monde. Les Virtuoses et The Full Monty racontent un peu la même
histoire : mineurs dans le premier film, métallos dans le second, les héros
sont des ouvriers du Yorkshire jetés au chômage par la restructuration
industrielle. Il y est question de vies broyées et de lutte pour l'honneur.
Mais, de façon sous-jacente, c'est un travail de deuil qui s'achève. La
Grande-Bretagne industrielle se meurt ? Une autre Grande- Bretagne vit. Les
mineurs de Grimley, vaincus par un patronat qui les achète avec des primes au
départ, triomphent au Royal Albert Hall grâce à leur fanfare. Les métallos de
Sheffield en sont un cran plus loin : l'usine a déjà fermé, ils pointent au
chômage. Et soudain, l'idée : un strip-tease masculin façon Chippendales...
A chacun
d'apprécier la teneur du message. En tout cas, il signale une prise de
conscience. L'emploi n'est plus à chercher dans l'industrie mais dans les
services. La France comptait, en 1996, 5,7 millions d'actifs dans l'industrie,
le même nombre qu'en 1906; mais 15,4 millions dans les services, trois fois
plus qu'au début du siècle. Même au pic de l'emploi industriel, en 1973, il y
avait moins de gens dans les usines (8,3 millions) que dans les bureaux ou les
commerces (10,7 millions). Les Français qui rêvent tous, pour leurs enfants,
d'un travail en col blanc, n'ont aucune raison de se désoler de la tertiarisation
des emplois.
Oui mais,
pourrait-on répondre, les services n'absorbent pas tous les travailleurs qui ne
trouvent plus à s'employer dans l'industrie et dans l'agriculture, raison pour
laquelle nous avons du chômage. A vérifier. Une passionnante étude menée par
Thomas Piketty, chercheur au CNRS, et publiée dans Les Notes de la fondation
Saint-Simon, vient éclairer nos lanternes au moment où démarre le programme
controversé des emplois-jeunes. Pour savoir "combien d'emplois on peut
espérer créer dans quels services", l'économiste a décidé de comparer sur
une longue période la France aux Etats-Unis, champions de la création
d'emplois. Il fallait pour cela harmoniser les données et, surtout, affiner la
connaissance des métiers, car "la pauvreté des catégories
statistiques" est "en partie responsable de la relative pauvreté du
débat public sur les emplois de services, souvent contraints de se limiter à
des caricatures" (les fameux "petits boulots").
Première
constatation : la France a créé très peu d'emplois depuis un quart de siècle
(moins de 1 million, contre plus de 45 millions aux Etats-Unis). Si elle avait
fait aussi bien, elle compterait aujourd'hui 5,4 millions d'emplois en plus. Il
y a 25 % d'emplois de moins par habitant chez nous qu'en Amérique. Deuxième
constatation, surprenante : la répartition des emplois par branche est très
proche en France et aux Etats-Unis, et elle évolue de façon très similaire.
Seuls divergent nettement certains secteurs, dès lors intéressants à étudier :
les principaux sont le commerce et l'hôtellerie-restauration, qui emploient
17,1 % de la main-d'oeuvre en France mais 24,1 % aux Etats-Unis, et
l'administration publique (8,2 % ici et 4,6 % là-bas). Ce dernier chiffre,
selon Thomas Piketty, ne prouve pas grand-chose : du fait de l'ampleur du
périmètre public en France, on recense dans l'administration des métiers comme
la gestion de la Sécurité sociale, qui, aux États-Unis, figureraient dans le
secteur de la santé.
Plus parlant
est le cas du commerce et des hôtels-restaurants. Pourquoi chez nous ces
travées d'hypermarchés sans vendeurs, ces hôtels à la réception automatisée ?
Pourquoi Toys'R Us emploie-t-il un tiers de personnel de moins dans ses
magasins français qu'américains ? Il semble bien que le coût du travail peu
qualifié soit la réponse. En France, on a choisi, à partir de 1993, d'aider les
emplois à domicile (domestiques, gardes d'enfants ou de personnes âgées), par
des avantages fiscaux qui en abaissaient le coût de 60 % : résultat, ces
emplois qui tendaient à disparaître ont à nouveau augmenté, ils sont trois fois
plus nombreux proportionnellement qu'aux Etats-Unis. Sont-ils plus ou moins
honorables que les jobs de marchands de pizzas ? Fallait-il les aider
spécifiquement plutôt que d'abaisser le coût de tous les travailleurs peu
qualifiés, ce qui pourrait susciter des créations dans les secteurs
manifestement déficitaires en emplois ?
A l'autre
bout de l'échelle des salaires, la France manque de travailleurs très qualifiés
dans l'enseignement supérieur et la santé par rapport à l'Amérique. Au lieu
d'inventer des emplois-jeunes peu qualifiés dans ces secteurs, peut-être
vaudrait-il mieux tenter un rattrapage "par le haut" là ou c'est
possible. Malgré des règles sociales très différentes, la France peut tirer des
enseignements de l'expérience américaine. L'étude suggère qu'il n'y aurait pas
de honte à le faire.
PAR SOPHIE
GHERARDI
DOC : AVEC
UN GRAPHIQUE " services : différences franco-américaines"