Le Monde

20 mai 1997, page 21

 

LE MONDE ECONOMIE ENJEUX ET STRATEGIES

ENJEUX LIVRES

Les bons outils de la redistribution

 

LARONCHE MARTINE

 

Comment corriger les inégalités ? La question n'en finit pas d'alimenter le débat politique. Elle est au coeur de la campagne électorale. Son corollaire, la redistribution, a défini traditionnellement une ligne de fracture entre la droite et la gauche. Le Parti socialiste prône une redistribution du pouvoir d'achat en faveur des salariés au travers d'une nouvelle "cotisation sociale généralisée" sur tous les revenus. La droite promet une cure d'amaigrissement de l'Etat et moins d'impôts. L'une comme l'autre prétendent lutter contre la fracture sociale. Le livre de Thomas Piketty, économiste, directeur de recherches au CNRS et chercheur au Cepremap (Centre d'études prospectives d'économie mathématique appliquées à la planification), arrive à point pour éclairer le débat.

 

Depuis la révolution industrielle, la question de l'inégalité sociale et de la redistribution est d'abord posée en termes d'opposition entre capital et travail. Surprise : depuis 1920, la répartition de la valeur ajoutée n'a guère variée dans la plupart des pays industrialisés, avec un tiers pour le capital et deux tiers pour le travail. L'auteur en déduit que les cotisations patronales n'ont pas été vraiment payées par les patrons, mais répercutées sur les prix ou sur les salaires. Les systèmes modernes de protection sociale, qui ont été fondés sur l'idée d'un partage des dépenses sociales entre capitalistes et travailleurs, n'auraient donc effectué "aucune redistribution du capital vers le travail".

 

Dans la période récente, la part du capital dans la valeur ajoutée a augmenté substantiellement en France où elle est passée d'environ 28 % en 1981 à 39,7 % en 1995. En revanche, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, la part des profits est restée stable depuis une quinzaine d'années. Comment interpréter ces évolutions ? Dans le débat actuel, la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée, en France, est souvent perçue comme une des causes des problèmes économiques. Thomas Piketty y voit pour sa part un symptôme. Les Etats-Unis ont créé plus de 25 % d'emplois entre 1983 et 1996, ce qui a contribué à augmenter leur masse salariale alors que celle-ci stagnait dans les pays où l'emploi stagnait aussi...

 

Comment obtenir une répartition plus juste de la richesse ? L'économiste du Cepremap estime que seule la taxation des revenus du capital permet une véritable redistribution. Une solution qui présente des limites dans la mesure où elle risque de pousser l'épargne et l'investissement vers des Etats plus accommodants. Le manque de coordination fiscale entre les différents pays membres de l'Union explique en grande partie pourquoi l'imposition des revenus du capital y a été sensiblement allégée pendant les années 80 et 90. "Seul le fédéralisme fiscal, c'est-à-dire la taxation du capital au niveau géographique et politique le plus large possible, permettrait de mettre en place la redistribution capital/travail optimale du point de vue de la justice sociale", estime l'auteur.

 

Mais le vrai enjeu des inégalités aujourd'hui ne serait plus tant entre les profits et les salaires qu'au sein même des revenus du travail. Les écarts de revenus se sont aggravés depuis les années 70, principalement dans les pays anglo-saxons. " (...) Il ne s'agit plus de savoir s'il faut abolir la propriété privée du capital, taxer les profits ou redistribuer le patrimoine. Les outils adaptés à l'inégalité des revenus du travail ont d'autres noms : taxations des hauts salaires et transferts fiscaux pour les bas salaires, politique d'éducation et de formation, salaire minimal, lutte contre la discrimination de la part des employeurs, grilles de salaires, rôle des syndicats, etc."

 

Quels sont les outils les plus efficaces pour redistribuer les salaires ? Thomas Piketty considère la fiscalité taxation des salaires élevés au profit des bas salaires comme nettement supérieure à la redistribution directe salaire minimal élevé et salaire maximal faible. Cette formule a l'avantage de séparer le prix payé par les entreprises du prix payé par les salariés. Car les chefs d'entreprise utilisent moins de travail faiblement qualifié (relativement au travail qualifié) quand son coût augmente. Quelle est l'ampleur de la redistribution entre les salaires les plus faibles et les plus élevés dans les pays occidentaux ? Nulle, estime l'auteur à partir d'une analyse des taux moyens et des taux marginaux effectifs d'imposition; "Les pays où les inégalités de revenus sont faibles sont les pays où l'inégalité des salaires est faible, et inversement (...)" L'argent prélevé sert à financer les dépenses traditionnelles (équipement, justice, défense...) et surtout les transferts en direction des chômeurs, les dépenses d'éducation, les retraites et les dépenses de santé.

 

A travers l'histoire, les grandes redistributions fiscales sont rares et prennent généralement la forme de dépenses sociales. En France, si l'assurance-maladie apparaît comme un outil efficace de réduction des inégalités, il n'en va pas de même pour les retraites. On pourrait penser que le système est neutre : chacun cotise proportionnellement à son revenu et touche ensuite une retraite, elle-même proportionnelle. "En réalité l'inégalité fondamentale face à la retraite est l'inégalité des espérances de vie", rappelle Thomas Piketty. Les ouvriers dont l'espérance de vie est plus faible financent, en quelque sorte, la retraite des cadres supérieurs...

 

PAR MARTINE LARONCHE

 

L'ECONOMIE DES INEGALITES de Thomas Piketty, La Découverte, "Repères", 128 p., 49 F.