Le Nouvel Observateur N° 1921 (30/8/2001)
Impôts la gauche a-t-elle perdu son âme ?
Pour la première fois de son histoire, l'an dernier, un gouvernement de gauche a décidé de baisser l'impôt sur le revenu des plus riches. L'économiste Thomas piketty, qui publie la semaine prochaine une étude fleuve sur les hauts revenus en France, dénonce cette « reddition politique sans condition », et redoute le retour à une « société de rentiers »
Le Nouvel Observateur. L'idée qu'il faut absolument baisser les impôts pour ne pas nuire à l'efficacité économique gagne du terrain, y compris à gauche. Vous contestez cette nouvelle forme de pensée unique ?
Thomas piketty. Ce qui me frappe d'abord chez les partisans de la baisse des impôts, c'est leur absence totale de recul. Ce débat a pris de l'ampleur, et s'impose à leurs yeux comme une évidence depuis vingt ans. Mais, quand on étudie l'évolution de la fiscalité à l'échelle du siècle, on se dit que leurs avis mériteraient d'être beaucoup plus nuancés. Prenez le taux supérieur d'imposition, par exemple, celui qu'on applique aux revenus les plus élevés. Il sera de 52,75% cette année. Beaucoup de gens jugent ce niveau exorbitant. Et pourtant, c'est le taux le plus faible jamais enregistré en France depuis les années 20 ! Durant les « trente glorieuses », il atteignait 60-70%. Ce qui ne nous a pas empêchés de connaître une exceptionnelle croissance économique.
N. O. Et les riches Français de l'époque n'ont pas fui à l'étranger ?
T. piketty. Non, parce que la plupart des économies occidentales appliquaient des taux comparables. Certains pays sont même allés beaucoup plus loin. Aux Etats-Unis, par exemple, le taux supérieur de l'impôt sur le revenu a été fixé à 91% au lendemain de la défaite de Pearl Harbor. Et ce niveau a perduré jusqu'au milieu des années 60 ! Le Royaume-Uni a fait encore plus fort, en imposant les plus gros patrimoines à 98% jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher. Ce qui revient quasiment à dire qu'il existait un revenu maximum au-delà duquel tout devait être reversé à la collectivité !
N. O. De quoi décourager quiconque de faire fortune !
T. piketty. Tout dépend en fait de la population à laquelle vous administrez ces taux. Bien sûr, si
vous taxez à 90% tous les cadres qui gagnent 25 000 francs par mois, il risque d'y avoir un problème. Mais la logique de l'impôt progressif, ce n'est pas cela. Il ne s'agit pas d'empêcher les gens de gagner de l'argent ou de lutter contre la formation de richesses. Mais simplement de limiter l'accumulation de fortunes qui deviennent à partir d'un certain niveau, économiquement stériles. L'autre but, c'est d'éviter que ces patrimoines ne se perpétuent à jamais et ne se figent au fil du temps. Autrement dit, que des arrière-petits-enfants vivent sur une fortune accumulée trois générations auparavant.
N. O. C'est ce que Joseph Caillaux avait en tête lorsqu'il a créé l'impôt sur le revenu, en 1914 ?
T. piketty. Dans la France du début du siècle, les rentiers forment une classe sociale à part entière. Tellement établie d'ailleurs qu'une case « rentier » figure sur les formulaires de recensement à côté des autres catégories socioprofessionnelles, « paysans », « ouvriers », « employés »... Les hauts revenus proviennent alors essentiellement des patrimoines accumulés au siècle précédent. Or ces derniers échappent quasiment à l'impôt. Pour remédier à cette situation, rendre l'impôt plus juste et remplir les caisses de l'Etat à la veille de la guerre, Joseph Caillaux, ministre radical des Finances, finit par faire voter la création de l'impôt sur le revenu en 1914 après des débats homériques. Mais son niveau reste très bas : 2% au maximum. Cela peut nous paraître dérisoire aujourd'hui, mais cela fait hurler à l'époque !
N. O. Les taux d'imposition vont ensuite grimper très vite...
T. piketty. Oui, et ce sont des gouvernements de droite qui vont le décider ! En 1924, le Bloc national porte le taux supérieur de l'impôt sur le revenu à 90% pour les
couples sans enfants. La majorité de droite de la Chambre bleu horizon, qui s'était farouchement opposée à la création de cet impôt, adopte la mesure sans broncher. Parce que les temps ont changé. La France sort de la Grande Guerre avec des dettes colossales, des régions entières à reconstruire et une inflation galopante. Et puis la révolution russe a fait évoluer les mentalités. Avant la guerre, les adversaires de l'impôt progressif y voyaient une porte ouverte à la révolution socialiste. Après 1917, ils réalisent sans doute que c'est un moindre mal et qu'il faut bien lâcher du lest.
N. O. Quelles vont être les conséquences de cette révolution fiscale ?
T. piketty. En 1946, la case « rentier » disparaît des formulaires de recensement, au profit d'une nouvelle catégorie : les « cadres ». Cette modification peut paraître anecdotique. Elle traduit en fait un véritable phénomène de société. Les hauts revenus sont désormais largement tirés du travail, et non du patrimoine. Car les fortunes
du début du siècle ont été laminées par les deux guerres mondiales, la crise des années 30 et l'inflation... Dans ce contexte, l'impôt progressif a aussi joué son rôle à plein. Les richesses familiales ne retrouveront plus jamais leurs niveaux astronomiques. Les inégalités se sont considérablement réduites. En 1914, les 1% des foyers les plus aisés disposaient d'un revenu vingt fois supérieur au revenu moyen. L'écart n'est plus « que » de sept-huit fois aujourd'hui.
N. O. Pourquoi cet impôt plus « juste » et bien accepté à l'époque est-il remis en question depuis une vingtaine d'années ?
T. piketty. Le mouvement naît à la fin des années 70 aux Etats-Unis. La mobilité des capitaux et des personnes a changé la donne. Mais surtout les « trente glorieuses » font partie du passé. C'est la crise ; tout le monde cherche un nouveau « paradigme » pour en sortir. On assiste alors à une remise en question de toutes les réformes initiées par Roosevelt au moment du New Deal : le Welfare State et l'impôt progressif en font les frais. En six ans, l'administration Reagan abaisse le taux supérieur de l'impôt sur le revenu de 77% à 28%. La Grande-Bretagne lui emboîte le pas. Le taux marginal est divisé par deux en dix ans et atteint 40% en 1988.
N. O. Et en France ?
T. piketty. C'est d'abord l'inverse. Le 3 août 1981, le gouvernement Mauroy instaure une très forte majoration pour les hauts revenus. Le taux supérieur, qui était de 60% sous Giscard, passe à 65%. Ce sera les dernières augmentations du siècle. Car en 1986 la droite revient au pouvoir, et Jacques Chirac, qui a enfourché un cheval ultralibéral, allège la fiscalité pour tout le monde. La baisse des impôts devient alors l'axe central des gouvernements de droite qui se succéderont par la suite. Balladur baisse tous les taux sauf le plus élevé. Juppé amplifie encore le mouvement : il baisse même les taux les plus élevés, et augmente en contrepartie de deux points la TVA. Autrement dit, les revenus les plus élevés bénéficient d'un cadeau fiscal, alors que les plus modestes voient la facture augmenter !
N. O. En baissant les impôts l'année dernière, les socialistes ont donc poursuivi le mouvement ?
T. piketty. Oui. Et c'est un reniement flagrant des engagements qui avaient été pris. En 1997, le programme de Lionel Jospin était très clair : il promettait de geler la baisse de l'impôt sur le revenu et de revenir sur la hausse de TVA, afin de concentrer les baisses d'impôts sur les revenus modestes et moyens. Quatre ans plus tard, la gauche a fait globalement la même chose que Juppé. Le taux de TVA n'est retombé que de 1 point au lieu de 2. Et une nouvelle baisse de l'impôt sur le revenu, y compris pour les tranches les plus élevées, a été mise en oeuvre par Laurent Fabius.
N. O. Pour la gauche, c'est un tournant idéologique ?
T. piketty. C'est en tout cas la première fois dans l'histoire qu'un gouvernement de gauche décide d'abaisser les taux les plus élevés de l'impôt sur les revenus ! Le symbole est lourd. Cela veut dire que la gauche s'est résignée. Qu'elle considère, comme la droite, que la baisse de l'impôt progressif est inévitable, voire indispensable pour survivre dans la compétition mondiale. Et qu'elle accepte donc de s'engager dans une course-poursuite sans fin... puisqu'elle ne dit jamais jusqu'où ira la baisse. Fabius parvient à faire comme si le débat, c'était baisser ou non les impôts. Alors que toute la question est de savoir quels impôts on baisse et jusqu'à quels niveaux de revenus. Fallait-il vraiment, dans un pays où 90% des foyers gagnent moins de 22 000 francs par mois, alléger la fiscalité des gens qui touchent plusieurs millions de francs par an ? Le gouvernement n'a hélas fourni aucune explication de texte. C'est une reddition politique sans condition.
N. O. Plusieurs études soulignent pourtant que la France a une fiscalité élevée par rapport à ses partenaires européens. Ne risque-t-elle pas de se marginaliser si elle ne fait rien ?
T. piketty. Contrairement à une idée répandue, la France n'est pas en dehors de l'épure. Le pays de l'Union où le taux marginal supérieur est le plus bas (40%), c'est le Royaume-Uni. Tous les autres sont entre 40 et 55%. Avec un taux actuel de 52,75%, la France a donc une fiscalité élevée pour ses hauts revenus, mais pas décalée. Et puis il ne faut pas oublier que nous disposons de plusieurs outils qui n'existent pas dans les autres pays pour alléger la facture : le quotient familial, les abattements de 10 et 20%, l'avoir fiscal, le prélèvement libératoire... L'harmonisation fiscale est un vrai sujet qui mérite un débat, une réforme et non des cadeaux électoralistes. Franchement, à quoi cela sert-il de construire l'Europe, d'avoir bénéficié un temps d'une majorité de gouvernements social-démocrates pour finalement se contenter de faire la course avec les Etats-Unis sur le front de la baisse des impôts?
N. O. Le gouvernement explique aujourd'hui que ces baisses d'impôts sont nécessaires pour soutenir la croissance. A un moment où la conjoncture est moins bonne, ce serait un moyen de rendre de l'argent aux Français pour soutenir la consommation.
T. piketty. C'est de la mauvaise foi évidente. La baisse d'impôts a été programmée il y a un an, alors même qu'on pensait que la croissance serait très forte. Résultat des courses : que l'économie aille bien ou non, il faut toujours baisser les impôts... Et puis la dernière chose à faire si on veut dépenser de l'argent pour soutenir la consommation, c'est de baisser les taux les plus élevés de l'impôt sur le revenu. Les foyers les plus aisés ne vont pas consommer plus ! C'est vraiment jeter de l'argent par les fenêtres. On aurait pu choisir de baisser les cotisations sociales sur les bas salaires, ou de baisser la TVA, comme promis. L'effet aurait été beaucoup plus fort.
N. O. Au-delà de l'aspect idéologique, quelles peuvent être les conséquences de cet allégement de l'impôt sur le revenu ?
T. piketty. Les conséquences immédiates, c'est qu'on a moins d'argent pour faire autre chose. Dans un contexte de ralentissement de la croissance et de rigueur budgétaire, c'est dommage. Mais les conséquences les plus dangereuses se lisent sur le long terme. On commence à les voir aux Etats-Unis. Les baisses d'impôts de l'ère Reagan ont contribué à creuser très fortement les inégalités patrimoniales. L'explosion des rémunérations et les cadeaux fiscaux ont permis à quelques cadres dirigeants d'accumuler des fortunes élevées à un rythme très rapide. Et les dernières promesses fiscales de Bush (nouvelle baisse des taux de l'impôt sur le revenu, suppression de l'impôt sur les successions) vont encore amplifier le phénomène. Résultat : les enfants de ces privilégiés auront des rentes considérables. C'est le retour programmé à une société de rentiers. Est-ce vraiment ce que nous voulons ?
N. O. A vous entendre, il faudrait donc crier haro sur les riches ?
T. piketty. Ne tombons pas non plus dans l'extrémisme ! L'impôt progressif a permis de réduire les inégalités patrimoniales. Mais il est stupide de croire qu'en « tapant » sur les riches on résoudra tous les problèmes du monde. On a vu ce que cela a donné dans les pays qui l'ont cru. Et puis, c'est oublier un peu vite que pour la majorité des gens, les inégalités proviennent d'abord des salaires et non du patrimoine. Le revenu moyen des Français a été multiplié par cinq depuis 1914. Mais les écarts de salaires sont restés les mêmes. Aujourd'hui les 1% de salariés les mieux payés ont une rémunération sept fois plus élevée que le salaire moyen. Exactement comme au début du siècle.
Propos recueillis par MATTHIEU CROISSANDEAU et LAURENT JOFFRIN