Nouvel Observateur du 20 novembre 2008
L'économiste de gauche critique la réponse de Sarkozy à la crise financière et propose également de mettre en oeuvre un nouveau système de retraite par Thomas Piketty
Le Nouvel Observateur. - La crise financière que nous subissons, et dont on ne voit pas l'issue, est-elle intelligible dans toutes ses dimensions pour les économistes ?
Thomas Piketty. - Tout paraît très abstrait dans cette crise, et pourtant son point de départ est bien concret. Quand on évoque les 1 000 milliards de dollars de trou initial, il faut imaginer 10 millions de ménages américains ayant chacun emprunté 100 000 dollars pour acheter une (petite) maison. On s'est alors rendu compte, dans un laps de temps relativement court, que ces crédits ne seraient jamais remboursés. Ensuite, le plus difficile à comprendre est par quelle folie idéologique on a laissé, par le biais de la titrisation, les banques se débarrasser de ces 1 000 milliards toxiques et contaminer ainsi tout le système financier mondial. Ce n'est pas une somme énorme par rapport au patrimoine total des ménages des pays riches mais, par rapport à ce que possèdent réellement les banques, c'est considérable. Les banques paraissent riches, mais en fait elles ne possèdent presque rien. La plus grande banque française, BNP Paribas, affiche 1 690 milliards d'actifs (pratiquement le PIB français) pour 1 660 milliards de passifs, soit 30 milliards de fonds propres. A partir de ces 30 milliards qu'elle possède vraiment, la banque va gérer 50 fois plus d'actifs et de passifs. C'est ainsi qu'un choc de 1 000 milliards de pertes peut dévaster l'ensemble du système financier. Les banques sont des organismes indispensables, mais structurellement très fragiles. Ce qui rend d'autant plus incompréhensible le laxisme réglementaire qui a permis cette crise.
N. O. - Y aura-t-il un sursaut ?
Th. Piketty. - J'en doute. On va probablement se contenter d'éteindre l'incendie. On parle aujourd'hui du grand retour de l'Etat sur la scène économique. Mais il ne faut pas oublier que les élites américaines sont convaincues depuis les années 1930 que si le krach de 1929 a eu une telle ampleur, c'est parce que la Federal Reserve a laissé s'effondrer les banques. Il faut se souvenir de la gravité de la récession entre 1929 et 1933. Le PIB s'est effondré de 25%, menant le capitalisme mondial au bord du gouffre. Les libéraux américains ont toujours reconnu à l'Etat le devoir d'éviter la débâcle financière. Leur foi dans l'interventionnisme de la Fed capable d'injecter de la liquidité financière va parfois de pair avec leur forte hostilité à l'encontre de l'Etat-providence rooseveltien. Je crains qu'il ne faille attendre d'autres crises du capitalisme pour que s'amorce un vrai changement idéologique.
N. O. - Face à la crise, le mot d'ordre général semble être aujourd'hui : tous régulateurs !
Th. Piketty. - On se paie de mots avec ces incantations à la régulation. Pour l'instant, on assiste surtout à un plan de sauvetage des... banquiers. Je suis frappé par le fait que la France de Sarkozy, au moment où l'Amérique d'Obama se propose de rompre avec le reaganisme économique et fiscal, s'acharne, à contre-courant et à contretemps, à mettre en oeuvre un bouclier fiscal purement idéologique. Obama ne propose-t-il pas de taxer davantage les revenus supérieurs à 250 000 dollars ? En France, on a choisi d'exonérer les hauts revenus de tout effort pour la collectivité. C'est grave du point de vue de la justice sociale mais aussi de l'efficacité économique. N'oublions pas que ce sont les rémunérations aussi délirantes qu'indécentes qui ont stimulé des comportements insensés en termes de prise de risque. Diminuer le taux d'imposition pour les revenus de plusieurs millions d'euros, c'est mettre de l'huile sur le feu. Imaginez qu'Antoine Zacharias, le patron de Vinci, a pu ponctionner à son profit 120 millions en dix ans ! Au nom de quoi devrait-on lui garantir qu'il en conservera la moitié dans sa poche ? Même avec 80% de taux d'imposition, cela lui laisserait tout de même 24 millions pour vivre... C'est délirant. La moyenne annuelle des revenus des patrons du CAC 40 est actuellement de 6 millions d'euros. Quelle folie ! Folie que notre bouclier fiscal ne peut qu'aggraver.On a la mémoire courte. Pendant un demi-siècle aux Etats-Unis, de 1932 à 1980, le taux d'imposition applicable aux revenus de plusieurs millions de dollars était en moyenne de 80%, avec des pointes à 90% ! Le capitalisme n'en est pas mort. Durant cinquante ans, on n'a pas connu de crise financière, et la croissance ne s'est jamais démentie. Le but était de mettre des bornes au pillage de la caisse par ceux qui sont aux commandes. La crise actuelle démontre que cette précaution était tout sauf inutile. Sous Reagan, le taux d'imposition le plus élevé est subitement tombé à 35%, ce qui explique pour une bonne part l'extraordinaire montée des inégalités aux Etats-Unis depuis cette période.
N. O. - Il y a aussi le scandale des paradis fiscaux. Comment les réguler ?
Th. Piketty. - Selon diverses estimations, les paradis fiscaux gèrent d'une manière totalement opaque 10 000 milliards de dollars d'actifs. Il leur est toujours possible de faire circuler et diffuser impunément des produits toxiques dans toute la planète. C'est irresponsable et dangereux. Il faut mettre en place une régulation financière implacable, sur le modèle des agences de sécurité alimentaire ou de contrôle des médicaments mis sur le marché. Dans le cas des aliments et médicaments, tout le monde se félicite des contrôles de la puissance publique. Dès que l'agence repère un produit alimentaire ou un médicament qui risque d'empoisonner les gens, il est aussitôt retiré du marché, point final. Et pour assurer ce type de régulation, il n'est pas nécessaire de nationaliser l'industrie agroalimentaire ou pharmaceutique, bien au contraire. Mais il est impossible de faire de même dans le domaine financier sans mettre fin aux 10 000 milliards de dollars des paradis fiscaux, qui sont l'équivalent d'une énorme masse de produits alimentaires avariés qu'on lancerait sans contrôle préalable sur le marché mondial. Les paradis fiscaux n'ont rien à voir avec l'économie de marché, ce sont des entreprises de vol organisé, qu'il faut traiter comme telles, si nécessaire au moyen de blocus et d'embargos.
N. O. - Vous venez de proposer dans un livre écrit avec Antoine Bozio un nouveau système de retraite. Quelles en sont les grandes lignes ?
Th. Piketty. - La crise financière a montré à quel point nous avons besoin de consolider notre système de retraite par répartition pour garantir aux gens une retraite juste et correcte. Tout miser sur la capitalisation, comme aux Etats-Unis, peut mener à la catastrophe. Or le système de retraite français est éclaté en un grand nombre de régimes. Il est complexe, incompréhensible pour la majorité des gens. Chaque retraité touche en moyenne des pensions provenant de 2,3 régimes différents (30 millions de pensions servies pour 13 millions de retraités), et la situation est encore pire pour les jeunes générations. Bref, notre système par répartition est source d'angoisse et d'incertitude alors que sa raison d'être est d'offrir des garanties que les marchés financiers ne peuvent pas proposer. Le gouvernement attise ces peurs en brandissant la retraite à 70 ans, en changeant les règles sans arrêt, tout cela sans mettre un centime dans le fonds de réserve pour les retraites. Notre conviction est qu'il faut en finir avec ces exercices de rafistolage permanent qui ne font qu'augmenter l'angoisse collective. Nous proposons donc une refonte générale du système, en créant un système unifié de comptes individuels de cotisations offrant les mêmes règles à tous les travailleurs (public, privé, non salariés). C'est le principe de l'équité : à cotisation égale, retraite égale. Le système fonctionne toujours en répartition (les cotisations paient les retraites courantes et ne sont pas placées), mais les comptes individuels permettent à chaque cotisant de connaître précisément ses droits futurs à la retraite. Prenons l'exemple d'un salaire de 2 000 euros brut. Le taux global de cotisation retraite est actuellement de 25%, soit 500 euros par mois, 6 000 euros par an. Sur quarante ans, cela fait 240 000 euros. L'Etat peut garantir comme rendement le taux de croissance de la masse salariale, soit environ 2% en plus de l'inflation. Cela fait un patrimoine retraite de 380 000 euros, qui permet de garantir des droits solides et prévisibles. Ce système a en outre l'avantage d'être favorable pour les salaires les plus modestes parce qu'il prend en compte les carrières longues. Notre livre montre également que les problèmes de transition entre l'ancien et le nouveau système peuvent être résolus, avec une mise en place progressive entre 2012 et 2032, pourvu qu'existe la volonté politique de pérenniser notre système par répartition. Chacun pourra alors se réapproprier ses droits à la retraite, qui deviendra véritablement le patrimoine de ceux qui n'ont pas de patrimoine.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.