Jeudi 8 octobre 2009
Le Nouvel Observateur.- Vous militez pour une réforme radicale des retraites en France. Un vrai big bang ?
Thomas Piketty.- D'abord, parlons de son objectif : faire en sorte que la retraite par répartition redevienne enfin le patrimoine de ceux qui n'ont pas de patrimoine. Il faut arrêter de faire peur aux gens. La retraite par répartition est là pour rassurer, pour apporter la première des sécurités face à l'avenir. C'est ce droit individuel fondamental qu'il faut réaffirmer et sanctuariser. Le premier problème du système actuel n'est pas le déficit, mais son extrême complexité. Avec l'empilement des régimes et des règles obscures, plus personne ne comprend rien à ses droits. La France compte treize millions de retraités et trente millions de retraites versées, soit en moyenne entre deux et trois régimes par retraité ! Pour les jeunes générations, qui ont souvent des carrières complexes, avec des passages par le public, le privé, l'étranger, la création d'entreprise, c'est encore pire. Il faut en finir avec les rafistolages pratiqués depuis des dizaines d'années par tous les gouvernements, qui rendent notre système illisible et angoissant.
N.O.- Comment, concrètement ?
T. Piketty.- En unifiant tous les régimes - public, privé, non-salariés - autour d'un principe simple : à cotisations égales, retraite égale. Prenez un salarié qui gagne 2000 euros brut. Chaque mois, il met actuellement au pot environ 10% pour sa retraite, et son employeur 15%, soit au total 25 %. Soit 500 euros de cotisations par mois, 6 000 euros par an, et 240 000 euros en 40 ans. L'Etat conserve la trace de toutes ces cotisations sur un compte " notionnel ", c'est-à-dire virtuel, puisque - c'est toujours un système par répartition - ces cotisations sont immédiatement versées aux retraités, et non placées. Simplement, ce compte individuel permet de connaître en chaque instant les droits à la retraite accumulé par chacun, ce qui est capital ! Ces droits sont inaliénables, quels que soient les changements de statut du travailleur, et aucun gouvernement n'osera y toucher. De plus, le principe de répartition permet à l'Etat de revaloriser les cotisations passées au même rythme que la croissance de la masse salariale. Au bout de 40 ans, avec une croissance salariale de 2% par an, les 240 000 euros de cotisations versées sont ainsi devenues 380 000 euros de droits à la retraite. Quand le travailleur part à la retraite, si l'espérance de vie moyenne à cet âge là est de vingt ans, alors on divise cette somme par 20. Il connait alors le montant de sa pension : 19 000 euros par an, soit 1 600 euros par mois.
N.O.- Sur quel indice, selon vos propositions, les retraites sont-elles indexées ?
T.Piketty.- Sur l'évolution de la masse salariale. C'est mieux que l'inflation (sur lequel les pensions sont indexées aujourd'hui en France, ndlr) même en cas de marasme économique. Toutes ces mesures permettent d'avoir un système qui s'auto-équilibre en permanence.
N.O.- Dans votre système, il n'y a pas " d'âge de la retraite " ?
T.Piketty.- Il serait scandaleux de repousser à 65 ans l'âge de la retraite pour les salariés qui ont commencé à travailler tôt, et qui en plus meurent plus vite que les autres! Nous maintenons le droit de partir à la retraite à 60 ans, et même plus tôt pour les carrières longues. La seule contrainte est que les droits accumulés soient supérieurs au minimum vieillesse.
N.O.- L'uniformisation des régimes, en France, vous la faites comment ?
T. Piketty.- Une réforme de cette ampleur doit d'abord être débattue démocratiquement et validée électoralement. Si elle est votée en 2012, elle devra s'appliquer progressivement, avec une période de transition de l'ordre de 15 ans, ce qui laisse du temps pour fusionner les administrations et les systèmes informatiques des différents régimes.
N.O. Et quid du minimum vieillesse ?
Il faut bien sûr le maintenir, et même prévoir une indexation automatique sur les salaires, ce qui n'est pas le cas actuellement. Aucun système de retraite ne peut fonctionner sans un filet de sécurité.
N.O.- Votre proposition ressemble beaucoup au système suédois.
T. Piketty.- Il n'y pas de modèle universel, nous devons inventer le nôtre ! Certains aspects de la réforme suédoise nous ont inspiré, d'autres non. En particulier, le système notionnel suédois consacre une petite partie des cotisations (2, 5%) à la capitalisation. Avec la crise, on peut constater que c'est absurde... Le système que nous proposons fonctionne à 100% en répartition. Il existe plusieurs façons de mettre en place les comptes individuels de cotisations : en gros, une façon de droite (avec faible taux de cotisation et une part de capitalisation obligatoire), et une façon de gauche (avec un taux élevé de cotisation et sans capitalisation), que nous défendons. La gauche aurait bien tort de s'opposer par principe à l'unification des régimes et à la simplification, et à laisser ce terrain à la droite et au Medef.
Propos recueillis par Martine Gilson - Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.