Médiapart : 12 juin 2008
Que faut-il attendre de la réforme des niches fiscales, annoncée par Nicolas Sarkozy ? Est-ce une réforme utile qu'il faut appeler de ses voeux, même en souhaitant qu'elle soit amendée en certaines de ses modalités ? Ou bien s'agit-il d'un piège ? Curieusement, depuis que le chef de l'Etat a lancé le débat, voici quelques semaines, tous les dirigeants politiques, de droite mais aussi de gauche, ont, dans une étonnante unanimité, voulu ne retenir que la première hypothèse : assurément, ce nettoyage fiscal est salutaire ; et nul ne saurait s'y soustraire !
Le rapport que la Commission des finances de l'Assemblée nationale a récemment consacré au sujet a conforté beaucoup d'élus politiques, de toutes sensibilités, dans ce sentiment : peut-être le chef de l'Etat avait-il quelques arrière-pensées politiciennes en ouvrant ce dossier ; sans doute cherchait-il à envoyer des signes, même symboliques, à une opinion publique qui a été très marquée par la multiplication des cadeaux fiscaux en faveur des très hauts revenus en juillet 2007 (durcissement du bouclier fiscal, allégements de l'impôt de solidarité sur la fortune, des droits de succession...).
Mais puisqu'il est avéré, comme en témoigne ce rapport, que 73 milliards d'euros d'impôt s'évaporent chaque année au travers de ces niches fiscales, et que ce manque à gagner profite d'abord aux contribuables les plus fortunés, pourquoi refuser ce débat ? Chacun y a donc été de sa proposition. C'est ainsi qu'est apparue l'idée, défendue par certains cadres de l'UMP, mais aussi par plusieurs dirigeants socialistes, dont le président (PS) de cette commission des finances, Didier Migaud, d'un plafonnement de ces niches. L'idée en quelque sorte d'un impôt minimum, auquel aucun contribuable, même très fortuné, ne pourrait échapper !
Etonné de ce consensus aussi large, Mediapart a voulu en avoir le coeur net et a interrogé l'un des meilleurs experts sur le sujet, Thomas Piketty, pour lui soumettre cette interrogation : vous aussi, partagez-vous ce sentiment qu'un toilettage des niches fiscales ou un plafonnement global sont les pistes les plus utiles à explorer, pour remédier aux dysfonctionnements de la fiscalité française ? Or, à l'évidence, le consensus est plus fragile qu'il n'y paraît. Car le diagnostic de Thomas Piketty est à rebours de toutes les propositions convergentes que l'on avait entendues ces derniers jours : ce n'est pas d'un tel replâtrage dont a besoin le système français des impôts. L'urgence va bien plutôt, selon lui, à une véritable " révolution fiscale ", d'une ampleur beaucoup plus grande.
Comme ce point de vue, très fouillé et très argumenté, ne s'était pas encore fait entendre dans le débat actuel, nous avons donc décidé de lui donner un large écho. On pourra donc écouter, en version audio, l'intégrale de notre entretien avec Thomas Piketty sous l'onglet Prolonger associé à cet article, et cinq extraits principaux au fil de ce même article, dans les pages suivantes.
Le point de vue iconoclaste de Thomas Piketty retient d'autant plus l'attention que l'économiste est évidemment l'un des meilleurs connaisseurs de ce sujet. Professeur à l'Ecole d'économie de Paris et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il a fréquemment été consulté par Ségolène Royal pendant la campagne présidentielle. Son propos n'en risque pas moins de prendre à revers quelques conservatismes, y compris ceux qui s'expriment au sein de la gauche, et notamment au PS.
" Cela ruine le consensus démocratique minimal autour de l'impôt "
D'emblée, Thomas Piketty refuse d'entrer dans un débat morcelé. Il suggère qu'une étude au cas par cas de chacune des niches, de leur efficacité économique réelle ou supposée, et de leur iniquité minime ou importante, n'a guère de pertinence. Car si ces niches font problème, c'est d'abord du fait de " leur accumulation ". " Si la situation est devenue intenable, c'est du fait de cette accumulation ", dit-il, dont sont responsables de nombreux gouvernements, de droite comme de gauche, au fil des années antérieures. Accumulation si spectaculaire, qu'elle a fini par remettre en cause le principe républicain : " A revenu égal, impôt égal ".
" Cela ruine le consensus démocratique minimal autour de l'impôt ", dit-il encore. Il observe de même que chacun profite peu ou prou du système, mais à bon droit aussi " chacun se voit le perdant du même système ".
Pour Thomas Piketty, le récent rapport de la Commission des finances confirme le bilan très négatif que l'on pouvait déjà tirer, au vu des précédentes études, de ces niches fiscales. A ceci près que le document " en rajoute une louche de plus ", en apportant, chiffres à l'appui, la preuve qu'en prenant de l'ampleur, elles ont fini non pas par "annuler la progressivité de l'impôt " mais par " transformer l'impôt sur le revenu progressif en un impôt régressif ".
Cette étude démontre en effet que pour la fraction la plus élevée des contribuables, plus on monte dans l'échelle des revenus, plus le taux moyen d'imposition baisse : " Ce rapport montre à quel point on a atteint une situation absurde. Il confirme que ce n'est pas totalement un fantasme que de prétendre que les niches fiscales remettent en cause la progressivité de l'impôt. "
Thomas Piketty suggère d'ailleurs qu'il y a une forme d'hypocrisie de la part du gouvernement à vouloir plafonner certaines niches fiscales au moment où... d'autres niches sont créées, plus spectaculaires encore que les précédentes. Lesquelles ? L'économiste en veut pour preuve la réforme de la défiscalisation des heures supplémentaires, qui constitue selon lui " la plus énorme des niches fiscales " que l'on connaisse à ce jour.
Et à ses yeux, c'est un dispositif particulièrement pernicieux. Car jusqu'à présent, les gouvernements antérieurs, gauche et droite confondues, avaient multiplié des mesures de caractère spécifiques (en faveur des DOM-TOM, des monuments historiques...). Mais " il y avait une partie de l'assiette fiscale qui n'était pas trop percée, c'était celle qui concernait les salaires ". Or, la nouvelle exonération d'impôt sur le revenu qui a été décidée rompt, là encore, cette tradition républicaine, et installe une mécanique infernale.
" Cela va très mal se terminer ", pronostique Thomas Piketty. " On crée une niche fiscale absolument gigantesque qu'il faudra supprimer un jour ou l'autre - j'en fais le pari, même si je ne sais pas si ce sera la gauche ou la droite - car ce mécanisme ne pourra pas tenir. "
Autre exemple: le nouveau statut d'entrepreneur individuel, voulu par le gouvernement. Pour Thomas Piketty, le gouvernement a donc sans cesse la tentation de " sortir du droit commun " certains contribuables - c'est " très sympathique " pour eux ! -, mais en contrepartie, il doit immanquablement " se rattraper " sur d'autres. D'où un impôt sur le revenu de plus en plus complexe, illisible et... injuste.
Un devoir moral
Pour Thomas Piketty, il n'y a donc qu'un seul moyen de sortir de toutes ces incohérences, c'est d'engager une très vaste réforme, qu'il qualifie de " révolution fiscale ". " Pour en sortir, dit-il , il faut totalement remettre à plat l'ensemble constitué par l'impôt sur le revenu et la contribution sociale généralisée (CSG), qui est, elle, bâtie sur des bases plus saines qui n'ont pas été polluées par toute une série de niches fiscales. " Et cette remise à plat devrait avoir pour ambition de transformer cet ensemble constitué aujourd'hui de deux prélèvements distincts " en un impôt sur le revenu unifié, qui prenne les meilleurs éléments des deux systèmes : du côté de la CSG, une certaine transparence avec l'absence de niches fiscales ou encore le prélèvement à la source qui est la condition pour avancer vers un impôt moderne ; et du côté de l'impôt sur le revenu, la progressivité ". L'économiste détaille longuement certaines modalités de la réforme qu'il appelle de ses voeux. En particulier, il critique vivement le système actuel de quotient familial qui " est très désincitatif du travail féminin" et préconise un " prélèvement individuel ".
Interpellé sur la question de savoir si la première des urgences ne devrait pas aller à un rééquilibrage entre la fiscalité qui pèse sur le travail, très lourde, et celle qui pèse sur le capital, très allégée, Thomas Piketty maintient que la priorité est la fusion impôt sur le revenu-CSG.
Relevant que certains sont prompts à incriminer " la Commission de Bruxelles, la Chine ou l'Inde " - en clair l'Europe ou la mondialisation -, il estime que les politiques ont " un devoir moral de se concentrer sur ce que l'on peut faire (...), d'agir sur les leviers qui sont à notre disposition, en l'occurrence sur la fiscalité directe sur les revenus ".
Refuser le débat sur le plafonnement
Pour Thomas Piketty, ce devoir moral a un prolongement : il faut tourner le dos aux petits arrangements. En clair, il faut refuser le débat lancé par le chef de l'Etat, visant à toiletter quatre niches fiscales spécifiques (DOM-TOM, monuments historiques...). Mais il faut tout autant refuser la discussion autour d'un plafonnement général ou d'un impôt minimum, auquel certains socialistes se sont ralliés. " Il faut refuser ce débat à ce stade, dit-il, car on ne s'en sortira pas sans cette remise à plat. "
L'économiste fait valoir qu'il y aurait quelque chose d'absurde à se lancer dans ces mini-aménagements alors qu'on a " laissé passer quatre grosses niches fiscales nouvelles depuis un an ". Accepter cette solution reviendrait à " mettre une rustine sur une jambe de bois ". Et par surcroît, cela rendrait la fiscalité de plus en plus illisible, un peu à la manière de ce qui s'était passé en 1995: l'impôt sur la fortune, qui était déjà assorti d'un système de plafonnement, s'était à l'époque vu affublé " d'un plafond du plafond ". Pour Tomas Piketty, il faut donc, d'abord, " sortir de ce débat " autour d'un plafonnement général, et ensuite "dénoncer les nouvelles niches qui ont été décidées ".