Libération
Lundi 16 octobre 1995, page 21

ECONOMIE
Quelques pistes pour une autre réforme fiscale

PICKETTY Thomas

Grâce à Jean Arthuis, le "grand débat" sur la réforme fiscale vient enfin de reprendre un tour plus précis. Le ministre de l'Economie propose de transférer 400 milliards de francs de charges sociales vers une CSG élargie notamment aux prestations sociales, tout en allégeant l'impôt sur le revenu par une réduction du taux maximal de 56,8% à 40%. Face à ce type d'objectifs annoncés, la gauche pourrait commettre deux erreurs distinctes.

La première erreur serait d'abandonner à la droite le terrain des transferts de charges sociales vers la fiscalité directe, en prétendant que baisser le coût du travail ne crée pas d'emplois et que l'on a déjà beaucoup fait de "cadeaux aux patrons". D'abord, il est faux de dire que l'on a déjà beaucoup réduit les charges sociales: en 1996, pourtant l'année la plus généreuse jusqu'ici, le total des exonérations représentera environ 60 milliards de francs, soit moins de 1% du PNB. Cela ne changera pas grand-chose au fait que les charges sociales représentent 19,8% du PNB en France contre une moyenne de 9,5% dans l'OCDE. Surtout, les exonérations expérimentées en France par tous les gouvernements successifs sont condamnées à avoir peu d'effets sur l'emploi total car elles s'appliquent presque toutes à des catégories particulières (jeunes, chômeurs de longue durée, etc.) et pour une durée limitée (un ou deux ans), encourageant ainsi la substitution entre différents types d'employés et non la création nette d'emplois. La vérité est que, malgré les discours, aucun gouvernement n'a véritablement donné sa chance à cette stratégie.

La seconde erreur serait d'accepter la fatalité d'un recours massif à la CSG pour financer les baisses de charges. Il existe des moyens beaucoup plus justes de dégager ces financements. On dit souvent que la raison pour laquelle l'impôt sur le revenu rapporte si peu d'argent en France (4,6% du PNB contre 11,7% en moyenne dans l'OCDE) est que les ménages à revenus modestes sont exonérés, d'où l'idée d'un appel à la CSG qui frappe proportionnellement tous les niveaux de revenu.

Ce n'est que très partiellement vrai: si l'impôt sur le revenu rapporte peu d'argent, c'est aussi parce que les revenus élevés sont, jusqu'à un certain seuil, relativement peu taxés. Ainsi, un ménage de salariés avec deux enfants gagnant 500.000 francs net par an paie-t-il environ 14% de son revenu net en impôt (en supposant qu'il ne bénéficie d'aucune exonération particulière), soit la moitié de ce qu'il paierait aux Etats-Unis, pays pourtant réputé peu redistributif...

Dans la situation actuelle, il est possible de demander plus aux revenus élevés sans pour autant leur faire atteindre des taux d'imposition "contre-productifs". On peut imaginer plusieurs pistes de réformes. Par exemple, les revenus salariaux bénéficient d'un abattement de 10% pour "frais professionnels", puis d'un second abattement de 20%, et tous deux ne plafonnent que pour des revenus supérieurs à environ 800.000 francs par an, soit moins de 1% des ménages. Abaisser ce seuil à 250.000 ou 300.000 par an (ce qui toucherait alors 20% des ménages) serait parfaitement justifié et rapporterait plusieurs dizaines de milliards de francs. De même, la réduction d'impôt par quotient familial ne plafonne que vers 800.000 francs par an pour un ménage avec deux enfants; abaisser ce seuil à 300.000 francs par an rapporterait plus de 30 milliards de francs. Enfin, supprimer les réductions d'impôts accordées aux investissements dans les DOM-TOM, aux investissements immobiliers ainsi que celles relatives aux emplois à domicile, qui sont toutes économiquement et socialement injustifiées (très faibles incitations réelles par rapport aux sommes ainsi dépensées) permettrait d'obtenir plusieurs dizaines de milliards de francs supplémentaires. Complété par la mise sous conditions de ressources de toutes les prestations familiales, ce dispositif permettrait de rendre la fiscalité française beaucoup plus transparente et redistributive et, en même temps, de financer enfin une réduction massive des charges sociales.

La droite est incapable de proposer une telle réforme: la rhétorique "sociale" de Jacques Chirac a peu de poids face aux attentes de son électorat, exprimées hier par Alain Madelin et aujourd'hui par Jean Arthuis. C'est donc à la gauche qu'il appartient de la chiffrer et de la proposer aux électeurs en 1998: rester imprécis dans ses engagements est le meilleur moyen pour ne rien faire une fois au gouvernement, comme le montre l'expérience du gouvernement actuel et bien d'autres avant lui .

Chercheur au CNRS. Dernier ouvrage paru: Introduction à la théorie de la redistribution des richesses, Economica, 1994.