Libération
Lundi 30 mars 1998, page 7
REBONDS
C'est un peu court, M. Seillière...
PIKETTY Thomas
Depuis l'annonce de la loi sur les 35 heures, le CNPF n'a guère brillé par sa capacité à faire des propositions alternatives et à nourrir le débat. On peut comprendre que l'organisation patronale ait été quelque peu inhibée par le parfum de "lutte des classes" que le gouvernement a voulu donner à la conférence du 10 octobre 1997. Mais la seule façon crédible de s'opposer à la stratégie des 35 heures est de tenter de démontrer qu'il existe d'autres façons de créer des emplois. Or qu'a proposé le CNPF depuis la conférence du 10 octobre?
Ces dernières semaines, Ernest-Antoine Seillière a commencé à dévoiler les grandes lignes du projet que son organisation présentera d'ici au mois de juin. Il s'agit de créer des centaines de milliers d'emplois de services rémunérés "au niveau où la clientèle peut les payer". "Et si la société estime que ce niveau de rémunération est insuffisant, nous explique le président du CNPF, alors c'est à l'Etat et non au client d'apporter un complément de rémunération aux travailleurs concernés". Cette idée n'est pas nouvelle. Chacun peut comprendre que si, du fait d'une politique de redistribution, le coût d'un travailleur est supérieur à ce qu'il apporte à l'entreprise, celle-ci ne l'embauchera pas. Faire porter toute la charge de la solidarité sur les employeurs des salariés modestes est injuste et inefficace: en répartissant l'effort sur l'ensemble de la société, on éviterait les effets néfastes sur l'emploi. Le problème, c'est que si cette idée, très largement admise, n'a pas suffisamment été mise en application, c'est précisément parce que aucun gouvernement n'a su convaincre l'opinion qu'il existait une façon socialement acceptable de mieux répartir l'effort de solidarité et en particulier le financement de la protection sociale.
Or, que propose M. Seillière à ce sujet? Rien. A l'Etat de se débrouiller. Le CNPF ne semble se préoccuper que de la faible rémunération que les employeurs devraient pouvoir verser.
Cette attitude est d'autant plus choquante que dans le même temps, le CNPF refuse toute discussion sur le projet de modifier l'assiette des cotisations patronales, afin de faire porter celles-ci non plus sur les seuls salaires, mais sur l'ensemble de la valeur ajoutée des entreprises. Cette réforme ne permettrait certes pas de résoudre tous les problèmes: en particulier, elle avantagerait dans les mêmes proportions tous les salariés, alors qu'une attention particulière devrait être accordée au travail peu qualifié, le plus durement touché par la désindustrialisation et le progrès technique. Il reste qu'elle irait dans la bonne direction. Le prélèvement social pèserait moins lourdement sur le travail et inciterait les entreprises à préférer moins souvent la machine à l'homme. De plus, la réforme donnerait des marges financières: la valeur ajoutée est en effet une assiette beaucoup plus large que les seuls salaires (d'un point de vue comptable, elle est égale à la somme de la masse salariale et des profits bruts). Ces marges pourraient être utilisées pour financer une franchise forfaitaire par salarié. Par exemple, comme le proposait Lionel Jospin en 1995, on pourrait ne pas tenir compte, dans le calcul de l'assiette des cotisations, des 5 000 premiers francs de chaque salaire. On pérenniserait ainsi les exonérations de charges sur les bas salaires mises en place par les précédents gouvernement.
Le projet du gouvernement sur les cotisations patronales verra-t-il le jour? Il est combattu par FO - qui craint que les organismes de Sécurité sociale perdent au passage le contrôle du recouvrement des cotisations - mais il est soutenu par la CFDT et la CGT. Malheureusement, si le CNPF se range une fois de plus du côté des conservateurs, il risque fort d'être abandonné.
Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.