Libération
Lundi 29 mai 2000, page 8
REBONDS
Economiques. Illusions fiscales.
PIKETTY Thomas
L'allègement de la fiscalité des stock-options défendu avec succès par Laurent Fabius était-il la seule voie possible pour que la France conserve son rang dans la compétition économique internationale (la «ligne du réel», selon le ministre de l'Economie), et les députés socialistes qui prétendirent s'y opposer n'étaient-ils que d'affreux «archaïques»? A y regarder de plus près, rien n'est moins sûr: il est fort possible que la France, une fois de plus, ait été plus royaliste que le roi, en l'occurrence les Etats-Unis. Selon les termes du compromis finalement adopté, les plus-values issues des stock-options distribuées par les entreprises seront taxées à un taux proportionnel de 26% lorsque le montant de la plus-value n'excède pas 1 million de francs et à 40% au-delà de 1 million de francs. Aux Etats-Unis, les stock-options sont, dans l'immense majorité des cas, considérées comme des salaires, et les plus-values correspondantes sont donc soumises au barème progressif de l'impôt sur le revenu et (éventuellement) au taux marginal supérieur de 40%. En pratique, cela signifie que la fiscalité des stock-options est maintenant sensiblement plus lourde outre-Atlantique: en France, un cadre peut empocher grâce à ses stock-options des plus-values annuelles de 1 million de francs imposées à 26%; aux Etats-Unis, pour peu que les autres revenus du contribuable le situent dans la tranche supérieure du barème progressif (ce qui est généralement le cas), les mêmes plus-values sont imposées à 40% dès le premier franc. Encore faut-il préciser que le seuil de 1 million de francs apparut trop faible à Laurent Fabius, et qu'il était question de le porter à 2,4 millions de francs, soit l'équivalent d'une quarantaine de Smic annuels! S'imagine-t-on que les supercadres américains vont venir s'installer en France pour bénéficier de ces largesses?
Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que la France, à vouloir trop bien faire, finit par aller plus loin que les pays les plus attachés au libéralisme économique. Rappelons, par exemple, que l'avoir fiscal, qui consiste à «rembourser» aux actionnaires l'impôt sur les bénéfices déjà payé par les entreprises, n'existe pas aux Etats-Unis: les dividendes américains ont toujours fait l'objet d'une «double imposition», une première fois au titre de l'impôt sur les sociétés et une seconde fois au titre de l'impôt sur le revenu. En pratique, cette différence compense largement l'écart entre les taux supérieurs de l'impôt sur le revenu en vigueur dans les deux pays (40% aux Etats-Unis, 54% en France). A-t-on vu les grandes entreprises américaines et leurs actionnaires se délocaliser en France pour bénéficier de l'avoir fiscal? On pourrait multiplier les exemples: le prélèvement libératoire, qui permet à tous les produits de placements à revenus fixes (c'est-à-dire les intérêts) d'échapper à l'impôt sur le revenu, n'a pas d'équivalent outre-Atlantique; les plus-values, dans le cas général où elles ne sont pas issues de stock-options (c'est-à-dire quand le contribuable a acheté lui-même les actions en question), ont toujours bénéficié d'un régime d'imposition plus favorable en France qu'aux Etats-Unis, etc. A-t-on vu Wall Street déménager à Paris pour profiter de ces faveurs?
En fait, si la France souffre parfois d'un déficit d'image à l'étranger, c'est sans doute bien davantage du fait de l'opacité et de la complexité de ses réglementations, de l'inertie de certaines pratiques administratives, du poids de ses cotisations sociales, etc., que de la lourdeur présumée de son impôt sur le revenu. La modernisation de la fonction publique et la réforme des retraites sont probablement des chantiers autrement plus urgents que les baisses d'impôt.
Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.