Libération, éd. QUOTIDIEN PREMIERE EDITION
REBONDS, lundi 29 janvier 2001, p. 8

«Economiques»
L'impôt négatif est né.

PIKETTY Thomas

En annonçant la création d'un système d'impôt négatif en France, sous la forme d'une «prime pour l'emploi» versée par le fisc à tous les salariés gagnant moins de 1,4 fois le Smic, Lionel Jospin a pris l'une des décisions les plus importantes de la législature. Ce choix, loin d'être purement technique, exprime en effet une nouvelle vision de l'inégalité sociale, ce qui explique d'ailleurs pourquoi il a déjà suscité de très vives controverses, qui se prolongeront sans doute au Parlement.

De quoi s'agit-il ? Il a toujours existé deux façons d'améliorer le pouvoir d'achat des salariés les moins bien lotis : la méthode traditionnelle, consistant à demander à leurs employeurs de les payer mieux (par exemple en relevant le Smic), et la méthode de l'impôt négatif, qui consiste à demander à l'ensemble des contribuables de financer cet effort de solidarité. Dans le premier cas, on considère implicitement que la seule véritable inégalité de la société capitaliste est celle qui oppose les salariés aux «patrons» : les patrons, y compris les plus modestes, sont supposés être d'éternels nantis par comparaison aux salariés (eux-mêmes considérés comme un bloc plus ou moins homogène), et ce sont donc eux qui doivent payer la note. Dans le second cas, on considère au contraire que le salariat est traversé par de profondes inégalités, de même que le patronat : il est donc logique que tous les contribuables qui en ont les moyens, qu'ils soient salariés ou non-salariés, soient mis à contribution en fonction de leur revenu (et non pas en fonction de leur statut). D'une certain façon, la décision prise par la gauche française de créer un impôt négatif peut être vue comme la répudiation définitive du marxisme et de sa vision simpliste de l'inégalité.

Il faudrait cependant éviter que cette décision courageuse et hautement symbolique conduise le gouvernement à s'asseoir sur ses lauriers. Beaucoup de pédagogie sera nécessaire pour faire accepter cette réforme et pour convaincre l'opinion que la redistribution opérée par l'impôt négatif n'a rien d'excessif. En particulier, on n'insistera jamais assez sur le fait que les salariés modestes, même s'ils ne paient pas l'impôt sur le revenu, sont soumis à de multiples autres prélèvements (TVA, CSG, cotisations sociales, etc.), et que l'impôt total ainsi acquitté par ces salariés sera toujours nettement supérieur à l'impôt négatif dont ils bénéficieront. L'allègement de la CSG pesant sur les bas salaires n'offrait certes pas la même flexibilité et les mêmes perspectives à long terme que l'impôt négatif. Mais cette solution avait au moins le mérite d'indiquer clairement qu'il s'agissait d'alléger la pression fiscale pesant sur les salariés modestes, et non pas de les transformer en allocataires nets.

Ensuite et surtout, l'impôt négatif ne doit pas faire oublier que d'autres chantiers attendent le gouvernement. Du point de vue de la lutte contre le chômage, la priorité aujourd'hui devrait être de clarifier et de stabiliser les dispositifs d'allègement de charges patronales pesant sur les bas salaires. Ces dispositifs sont en effet devenus beaucoup trop complexes et imprévisibles : certains allègements sont réservés aux entreprises passées aux 35 heures, alors que d'autres s'appliquent à toutes les entreprises, l'effet réel sur le coût du travail dépend du niveau du Smic horaire, qui n'est pas le même pour les salariés passés à 35 heures, les salariés restés à 39 heures, les nouveaux embauchés, etc. La conséquence est qu'il est aujourd'hui pratiquement impossible pour les entreprises de savoir quel sera dans quelques années le coût du travail des salariés rémunérés à proximité du Smic. Ces incertitudes mériteraient d'être levées au plus vite.