Libération, no. 7739
REBONDS, lundi, 27 mars 2006, p. 37

«Economiques»
Réfléchir à un nouveau CDI

PIKETTY Thomas

Faut-il brûler le CPE ? Pour se faire une opinion, il n'est pas inutile de commencer par rappeler quelles sont les raisons pour lesquelles les contrats de travail doivent être strictement encadrés par la loi, et ne sauraient être laissés au libre jeu du marché. Tout d'abord, le marché du travail met en jeu des personnes, et les salariés doivent être protégés contre les éventuelles décisions discriminatoires prises par les employeurs (qui sont aussi des personnes, et sont parfois mus par des motivations autres qu'économiques : comme tout un chacun, ils peuvent être sexistes, racistes, homophobes, etc.).

Par ailleurs, d'un point de vue strictement économique, la particularité du marché du travail est qu'il met en jeu des relations durables entre deux parties, au cours de laquelle l'une et l'autre réalisent des investissements spécifiques. Par exemple, un salarié sera amené pour bien remplir ses fonctions à déménager, à acquérir des compétences et savoir-faire particuliers, à remettre en cause ses habitudes et son identité professionnelle, etc.

Ces investissements sont lourds et souvent spécifiques au poste occupé, dans le sens où le salarié aurait du mal à les valoriser dans une autre entreprise. Dès lors, une fois ces investissements réalisés, l'employeur se retrouve en position de force face au salarié, qu'il peut menacer de perte de salaire ou de licenciement. Anticipant une telle précarité, le salarié investit moins, et tout le monde est perdant. C'est pourquoi il est dans l'intérêt du salarié et de l'employeur, et de l'efficacité économique en général, de réglementer strictement les contrats de travail, et notamment les conditions de licenciement.

Fort de ce constat classique (mais souvent oublié par les tenants du tout-marché), le rapport Blanchard-Tirole proposait en 2003 une réforme globale des contrats de travail.

Première proposition : pour favoriser des investissements durables, le CDI doit devenir la norme, et le CDD (aujourd'hui 80 % des embauches) l'exception, éventuellement en supprimant les CDD et en instituant un contrat unique sous la forme d'un CDI rénové.

Seconde proposition : afin qu'elles y réfléchissent à deux fois et «internalisent» le coût social complet d'un licenciement, les entreprises doivent payer en cas de rupture du contrat unique non seulement le coût des allocations chômage mais également celui du reclassement et de la formation. Dans ce but, le rapport propose de moduler les cotisations patronales en fonction des licenciements passés.

Dans quelle mesure le CPE répond-il à ces objectifs ? Aucunement, serait-on tenté de dire. La période d'essai de deux ans, à laquelle l'employeur peut mettre fin par lettre recommandée sans indiquer de motif, est ressentie comme encore plus précaire qu'un CDD, où le salarié est au moins sûr de toucher son salaire 6 ou 12 mois. L'effet psychologique est désastreux, et contraire à l'objectif recherché, puisque le CPE est formellement à durée indéterminée. Chacun préfère certes les CPE aux stages (non rémunérés), mais, en l'absence de réglementation contraignante de ces derniers, personne n'est sûr que les premiers vont vraiment s'y substituer. Et si indemnités et allocations chômage à l'issue d'un CPE sont meilleures qu'après un CDD (et même qu'un CDI standard), la taxe de 2 % prévue pour financer les mesures d'accompagnement et de formation est bien modeste. Le cap des deux ans introduit en outre une forte discontinuité riche en effets pervers. En annonçant aussi vite une telle mesure, le Premier ministre a pris le risque de brouiller la ligne «croissance sociale» précédemment affichée, et qu'une réforme telle que l'élargissement des cotisations patronales aux bénéfices des entreprises (annoncée en janvier, et soutenue par les syndicats) aurait beaucoup plus clairement permis d'incarner.

Un CPE amélioré peut-il néanmoins être une étape vers la généralisation d'un nouveau contrat unique à durée indéterminée, doublé d'une véritable sécurité sociale professionnelle ? Vu qu'un tel objectif est dans le fond partagé par tous les responsables politiques et syndicaux, sans que personne ne sache très bien comment le concrétiser, au moins peut-on se poser la question. Que l'on ne s'y trompe pas : quelle que soit la méthode retenue, une telle réforme se heurtera presque inévitablement à des ayatollahs qui y verront une flexibilisation de l'actuel CDI et l'avènement du «droit de licencier».

Car, s'il est naturel de faire payer les entreprises pour financer une véritable sécurisation des parcours professionnels, dans le cadre d'un service public rénové de l'emploi et de la formation, il est également légitime de sécuriser juridiquement les employeurs en définissant à l'avance ce qu'ils auront à payer en cas de difficulté.

La fonction consistant à dresser des bilans de compétences et proposer de nouvelles formations est un métier en soi, que les entreprises ne sont pas les mieux placées pour assurer, de même que les juges ne sont guère outillés pour apprécier correctement la situation économique de l'entreprise.

Espérons que le gouvernement et les partenaires sociaux sauront se saisir des discussions en cours sur le CPE pour faire progresser ce débat.

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.